L’écriture du manuscrit

Edern Hirstein


§    1

Le manuscrit de Flohr conservé à la médiathèque André Malraux (Strasbourg) est, à bien des titres, d’une richesse remarquable1. Si les illustrations sont les plus visibles, elles ne représentent pourtant que la partie émergée de l’iceberg. En effet, au fil de la lecture de ce récit, le lecteur peut apprécier les multiples digressions à caractère informatif, naturaliste, ou bien simplement anecdotique que Flohr a glissées dans son journal de marche. Cette diversité est surprenante si on la compare au titre du manuscrit – « Récit du voyage en Amérique effectué par le très glorieux régiment de Deux-Ponts sur mer et sur terre de 1780 à 1784 » – ou si on la confronte au postulat de départ – « concernant la présente description de l’Amérique telle que je l’ai notée scrupuleusement jour après jour pendant la guerre entre l’Angleterre et l’Amérique ». Cette citation extraite de l’« Erklärung » rédigé par Flohr laisse entendre que la description de l’Amérique que recèle ce manuscrit est fidèle aux notes qu’il a prises durant la campagne. Une lecture attentive du texte oblige à démentir cette déclaration liminaire.

§    2

L’armature du texte est constituée de mentions relatives à la destination, au nombre de kilomètres parcourus quotidiennement, autant d’éléments qui, à l’évidence, renvoient au genre particulier du journal de marche. Il se traduit par une pratique d’écriture systématique et concise. La production écrite qui en résulte sert aussi bien aux officiers d’état-major qu’aux ingénieurs-géographes2, mais aussi aux individus qui établisent une trace des faits, à des fins personnelles ou collectives3.

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La rédaction d’un tel journal requiert une prise de notes régulière sur le terrain. La trace écrite se limite alors à une mention de la date du jour, du nom des localités traversées, elle peut être agrémentée d’une courte description du paysage rencontré ou des aléas du trajet, elle mentionne les événements du jour et le nombre de kilomètres parcourus. Chez Flohr, le genre du journal de marche est l’objet d’un certain nombre d’ajustements ou plutôt de compléments, même si ses notes de terrain ont probablement constitué la source première de son récit. Une comparaison avec d’autres journaux de campagne ou avec les registres tenus par les aides de camps ou les ingénieurs-géographes permet de le montrer. Ainsi, lorsque Flohr évoque les villes traversées ou les étapes effectuées par son régiment, il les transcrit les phonétiquement. La ville de Bowling Green devient « Bollingen » sous sa plume, de même que Page’s Brigde se transforme en « Bettesbrück ». De tels toponymes n’ont pu être restitués a posteriori, Flohr a vraisemblablement repris la graphie utilisée dans ses notes de terrain. Le kilométrage retenu ne correspond pas non plus à celui indiqué par d’autres témoins4. La prise de notes sommaire a probablement constitué l’armature du voyage de Flohr s’accompagne de commentaires relatifs au paysage rencontré (« En chemin nous passâmes par une jolie petite ville, dans une belle plaine », page 69) où les qualificatifs flatteurs sont légions. La description des villes, si superficielle quelle puisse être dans certains cas, comprend des indications si précises que leur origine directe ne peut être remise en cause (« Dans cette ville de B. on trouve assez de Français, qui habitent là : la plupart habitent dans la même rue, c’est pourquoi on l’appelle la rue Française. », page 171 du manuscrit). Les nombreuses digressions consacrées aux spécificités de la flore et de la faune locales se singularisent par leur longueur, et par le fait qu’elles sont rédigées à la première personne du singulier. Ces deux caractéristiques suggèrent qu’elles ont été composées par Flohr et qu’elles renvoient à sa vision de l’espace américain. Cependant, il est difficile de distinguer les éléments notés « sur le terrain » de ceux ajoutés après, à partir des souvenirs. La majorité du texte, selon toute vraisemblance, provient bel et bien des notes prises au jour le jour par l’auteur. Pourtant, l’utilisation de témoignages de seconde main, de rumeurs, mais aussi de données chiffrées ou de textes officiels excluent l’hypothèse d’une source d’inspiration unique.

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Les digressions sont les parties les plus intéressantes du récit. Outre les observations personnelles de l’auteur sur l’environnement local, la végétation ou la condition des esclaves, certaines d’entre elles évoquent des épisodes célèbres de la guerre d’Indépendance américaine. Les digressions sur la « Trahison d’Arnold », la bataille de Trenton ou Princeton, le naufrage du navire Le Bourgogne par exemple sont édifiantes. Dans le cas de ces trois digressions, l’information ne peut provenir de l’auteur lui-même. La trahison d’Arnold et la bataille de Trenton/ Princeton se situent dans le passé proche, et Flohr, quoi qu’il en dise, n’a pu être le témoin du naufrage du Bourgogne. Ces trois récits notables sont forcément issus des notes de l’auteur, et pas de son observation personnelle. Flohr a vraisemblablement collecté ces informations auprès de ses camarades et les a intègrées à son texte sans préciser leur provenance. Cette pratique est évoquée par l’auteur lorsqu’il fait le récit de la visite de la délégation indienne à Rochambeau à Newport. Lorsque Flohr décrit le mode de vie des Indiens, il cite l’homme qui lui a fourni les informations qu’il utilise, il s’agit de l’interprète allemand (un certain Frey, originaire de Schwetzingen selon le Baron de Closen5), ce qui donne du poids à son récit. Flohr a par ailleurs décrit des événements qu’il n’a pas toujours vécus et des observations qu’il n’a pas faites lui-même. Le passage sur l’assaut de la redoute n° 9 en témoigne : il est écrit à la première personne du pluriel, ce qui entretient un certain flou quant au statut de témoin joué par Flohr6. De la même manière, lorsque Flohr décrit la capture d’un détachement du Royal-Deux-Ponts par un navire anglais en mer et leur captivité à la Jamaïque, il insère dans son voyage un récit de seconde main, sans l’indiquer de manière explicite et sans introduire non plus de césure claire, le « nous » qui marque le collectif régimentaire reste utilisé pour relater cet épisode.

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Pour mener à bien sa description du voyage du Royal-Deux-Ponts, l’auteur intègre des témoignages directs de ses camarades soldats, mais aussi des récits qui devaient circuler au sein de la troupe. C’est vraisemblablement le cas récit de la trahison d’Arnold ou de celui de la bataille de Trenton/Princeton. Flohr introduit également dans son manuscrit une documentation qui a quasiment le statut d’annexe documentaire : on y trouve des tableaux qui indiquent les noms des navires des différentes flottes, des registres qui donnent un bilan des pertes subies à Yorktown. À cela, s’ajoute la reproduction de plusieurs textes officiels, comme l’échange entre la délégation indienne et Rochambeau ainsi qu’une lettre du ministre Ségur au même général. Ces deux textes sont d’ailleurs reproduits avec une grande fidélité. De tels ajouts n’ont bien sûr rien à voir avec une prise de notes tirées de l’observation. L’intégration de ces témoignages a nécessité un travail de collecte d’informations et atteste du travail documentaire réalisé par Flohr parallèlement à la rédaction de son manuscrit. L’origine des données présentes dans les tableaux reste une question épineuse. Il existe des documents qui fournissent des occasions de comparaison. Là encore, la présentation des données, bien que celles-ci soient quasiment les mêmes, n’est pas similaire. Si l’on s’arrête sur un des nombreux tableaux qui indiquent le nom des vaisseaux de guerre engagés dans des combats en mer et le nombre de leurs canons, les informations données par Flohr, et celles données par le Baron de Closen diffèrent, l’ordre dans lequel les entrées sont agencés n’est pas le même. Flohr a pourtant dû recopier ces lettres ou ces tableaux quelque part. Les hypothèses sont multiples. La transmission des informations au sein du corps expéditionnaire était assez bonne, comme en témoigne l’existence de la Gazette Françoise de Newport, un journal imprimé grâce à une imprimerie amenée de France et destiné aux officiers de l’armée (ce journal fournit par exemple un récit détaillé de la bataille navale du Cap-Henry le 6 mars 1781, une bataille que Flohr raconte également7). Flohr a pu se servir de ce journal, néanmoins, la Gazette Françoise est seulement publiée pendant quelque mois de l’année 1781. Or, Flohr ne rentre en France qu’en 1783. Il s’est vraisemblablement servi aussi des rares documents présentés aux troupes, par exemple les lettres de félicitation envoyées par le Roi et le Comte de Ségur. Toutefois, l’accès aux nombres de pertes subies par l’armée entière devant Yorktown suggère que Flohr avait accès à des sources précises. On peut à cet égard supposer l’existence de relations entre le fusilier Flohr et un membre de l’état-major, ou bien pendant la campagne ou bien une fois de retour à Strasbourg8.

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Flohr a enrichi son texte de témoignages, d’une documentation sur la campagne militaire, mais aussi de connaissances géographiques. Certaines concernant l’Amérique du Nord sont approximatives9 ; en revanche il semble bien documenté sur le continent sud-américain. Il note ainsi : « Cette haute montagne, qui est merveilleuse à regarder, s’étend jusqu’au Pérou, où elle est encore beaucoup plus haute et plus sauvage. En géographie on la décrit comme étant la plus haute montagne du monde » (page 271-272). La mention « en géographie » suggère que Flohr a consulté un dictionnaire géographique ou bien un ouvrage évoquant l’Amérique du Sud. C’est vraisemblablement grâce à des informations précises qu’il parvient à décrire l’ensemble de l’Empire espagnol, du Mexique au Chili (pages 273-274) et les différentes populations qui occupent ces territoires (pages 256-259). Le détail de ces descriptions indique que Flohr a eu recours à des ouvrages et pas seulement à ses notes de terrain.

§    7

Le traitement par Flohr du siège de Yorktown, événement majeur de la campagne militaire et du récit, illustre un autre type d’intervention faite a posteriori sur le texte. Flohr précise qu’au moment où l’armée quitte enfin Newport, en juin 1781, elle se dirige directement vers la Virginie, pour mettre fin aux exactions commises par les Anglais. Les déprédations d’Arnold, puis de Cornwallis en Virginie sont successivement évoquées pour justifier la marche de l’armée vers le sud dès mars 1781 (pages 29-30). Or, la décision n’est prise par l’état-major que le 14 août. Le récit du siège lui-même est l’occasion de multiples « fantaisies » narratives de la part de l’auteur. La théâtralisation de la relation entre les officiers, le portrait de Cornwallis ou l’évocation de certains faits d’armes manifestent la volonté de Flohr de rendre son récit du siège de Yorktown palpitant, en allant même au-delà du vraisemblable10.

§    8

Si des notes prises au jour le jour constituent vraisemblablement la base de son récit, Flohr les enrichit et complète grâce à des témoignages rapportés directement, ou simplement issus de la rumeur (pensons à la trahison d’Arnold ou la bataille de Trenton/Princeton), grâce aussi à la documentation qu’il a consultée à son retour. La « présente description » n’est donc pas celle que Flohr aurait scrupuleusement consignée, jour après jour, pendant son voyage. Le manuscrit mobilise des sources d’informations aux origines diverses, glanées pendant et après la campagne, présentées dans une perspective essentiellement collective – narrer plusieurs années après les faits le voyage du Royal-Deux-Ponts – par un compilateur zélé. Il ne faut donc pas lire le journal de Flohr comme une trace fidèle des événements vécus par le Royal-Deux-Ponts mais plutôt comme le point de vue de ce jeune fusilier sur ce moment singulier.


 Notes

1. Ms. 15.
2. Dans L’art de lever des plans, de tout ce qui rapport à l’architecture civile et champêtre (3ème édition, Firmin Didot, Paris, 1792), Dupain de Montesson consacre une partie entière aux caractéristiques du journal de marche.
3. À titre de comparaison, on peut citer les journaux de Claude Blanchard, de Guillaume de Deux-Ponts ou encore Dupont d’Aubevoye de Laubèrdière. Ce dernier note dans son journal : « J’écris pour moi, pour ma propre satisfaction, et pour me rappeler un jour, certaines époques de la plus extraordinaire, et de la plus glorieuse révolution, dont porte l’histoire ». Cf. « Journal de l’armée aux ordres de Monsieur le Comte de Rochambeau pendant les campagnes de 1780, 1781, 1782, et 1783 dans l’Amérique Septentrionale », Bibliothèque nationale, N.A.F. n°  17691, fol. 209 et fol. 3.
4. Il existe des différences entre le journal de Flohr et les trajets décrits par Louis-Alexandre Berthier, consultables dans le deuxième volume de Rice (Howard C.), Brown (Anne S. K.) (trad. & éd.), The American Campaigns of Rochambeau’s army, 1780, 1781, 1782, 1783, Princeton/Providence, Princeton University Press/Brown University Press, 1972. Le nom des localités ne correspond pas non plus exactement à ceux mentionnés dans le journal de Closen (Evelyn Acomb (éd.), The Revolutionnary Journal of Baron Ludwig von Closen 1780-1783, University of North Carolina Press, Chapel Hill, 1958).
5.Ibid., p. 38-39.
6. On consultera plus loin la notice consacrée à cet événement spécifique et à la narration qu’en donne Flohr.
7. Godechot (Jacques), « La Gazette Françoise, ancêtre des journaux d’armées publiés sous la Révolution », Annales Historiques de la Révolution Française, janvier-mars 1980, p. 125.
8. On peut aller jusqu’à faire l’hypothèse que Flohr a rédigé son manuscrit à la demande d’un « supérieur », comme l’a fait l’officier Saint-Exupéry. Ce dernier a écrit un journal à la demande de son colonel d’après les notes qu’il avait prises pendant son voyage : « j’ai vu presque tout ce qu’on lira » « l’étude particulière que je faisais de l’immortel ouvrage de l’Abbé Raynal me donna l’envie de vérifier tous les ... qu’il contient. Je m’occupais autant que nos relâches pouvaient me le permettre, de la culture et des denrées d’Amérique, du ..., de la population, des nègres, etc. et on en trouvera, à la fin de mes campagnes, quelques fragments. », cité dans Bodinier (Gilbert), Les officiers de l’armée royale, combattants de la guerre d’Indépendance des États-Unis, de Yorktown à l’an II, SHAT, Château de Vincennes, 1983. Ce journal fait l’objet d’un bref article : « Journal d’un officier du régiment de la Sarre-Infanterie pendant la guerre d’Amérique (1780-1782) », Carnet de la Sabretache, 1904, p. 178-179.
9. On songe notamment à ses propos sur les Montagnes Bleues et les fleuves qui se jettent dans la baie de Chesapeake.
10. Pour plus de précisions, on consultera les notes de l’édition critique ainsi que le mémoire de recherche suivant d’Edern Hirstein, « Le Voyage de Flohr (1780-1783), à la croisée des mondes et des pratiques d’écritures », travail dirigé par Isabelle Laboulais, Professeure d’histoire moderne à l’Université de Strasbourg, 2013.

 Citer cet article

Edern Hirstein, « L’écriture du manuscrit », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-1-1.html>, consulté le 13-09-2024)