Descriptions et savoirs géographiques à la fin du XVIIIe siècle
Isabelle Laboulais
Le voyage de Flohr ne se contente pas de restituer l’itinéraire parcouru par le Royal-Deux-Ponts, il propose un récit ponctué de descriptions des espaces traversés, aperçus ou observés et témoigne ainsi à sa manière de la place tenue par la géographie dans la culture du XVIIIe siècle. À cette période, les ouvrages de géographie sont descriptifs si bien qu’un lien de plus en plus net entre description et géographie se constitue. Les définitions proposées par les différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie en rendent compte. En 1694, dans la première édition, la géographie est simplement définie comme « science qui enseigne la position de toutes les régions de la terre, les unes à l’égard des autres, & par rapport au Ciel ». Or, en 1798, dans la cinquième édition, la géographie est cette fois définie par rapport à son objet, mais aussi par rapport à un type de discours : « Science qui enseigne la position de toutes les régions de la terre les unes à l’égard des autres, et par rapport au ciel, avec la description de ce qu’elles contiennent de principal ».
C’est au XVIe siècle, sous le nom de cosmographie universelle que se développe un dispositif d’écriture et de composition des textes qui renouvelle la compilation héritée du Moyen Âge. En 1528, Sébastien Münster explique que les descriptions doivent être fondées sur des observations précises reliées à une expérience que l’on pourrait dire de terrain ; qu’elles ne sont pas seulement des relevés et une mesure des positions et des distances, mais aussi un inventaire des données naturelles et humaines des régions décrites, elles ont donc une ambition totalisante qui exige la mobilisation d’une communauté, même si la centralisation et la publication des résultats n’incombent qu’à un seul, en l’occurrence Münster lui-même1. Dans la Cosmographia qu’il publie en 1552, il prétend mettre dans un livre l’ensemble des informations dont on peut disposer concernant la surface du globe telle qu’elle est divisée en continents, en régions, ou en lieux particuliers. Cet ouvrage fournit l’image d’une encyclopédie organisée selon un ordre de progression géographique, comme s’il s’agissait de mimer un déplacement réel dans l’espace décrit. La linéarité fournit une sorte de cohésion à cette succession de descriptions ; on s’éloigne ainsi de la simple juxtaposition de sites. Il s’agit, sous la forme d’un parcours, de procéder à un inventaire des lieux de la surface de la terre. Ainsi, les textes des voyageurs comme ceux des géographes ressemblent à des itinéraires ; ils ont la même manière d’énumérer les lieux selon un ordre topographique. Münster a repris cette tradition héritée de la Périégèse de Pausanias, des textes de Strabon et de Denys d’Alexandrie2. Münster écrit d’ailleurs dans sa Cosmographie qu’il veut permettre à son lecteur d’embrasser et connaître les villes, montagnes, rivières, mines, bêtes, plantes, mœurs des nations, coutumes, religions et grands faits, la suite des rois et princes, les fondations des places comme s’il le menait de pays en pays et lui montrait tout du doigt. La description qui adopte la forme du déplacement permet au lecteur d’effectuer un voyage en esprit qui reproduit l’expérience de terrain.
Ce poids de la géographie descriptive contribue au succès que connaissent plusieurs genres éditoriaux qui accordent une place centrale à ce domaine de savoir. Au XVIIIe siècle, ce ne sont plus seulement des « cosmographies universelles » qui paraissent, mais des descriptions propres à certains territoires : pour la France on peut citer la Nouvelle description historique et géographique de la France, de Piganiol de la Force (1715) ; mais ces entreprises concernent aussi des territoires éloignés : la Guyane (Description géographique de la Guyane de Bellin, 1763), la Chine (Description géographique, historique, chronologique, politique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise de Du Halde, 1735) et même l’Amérique (Remarques sur la carte de l’Amérique septentrionale (...) avec une description géographique de ces parties de Bellin, 1755). Ce genre est enfin décliné à l’échelle des provinces. Pour ne citer que la production française, on peut citer Duplessis qui publie en 1740 une Description géographique et historique de la Haute Normandie qui comprend le Pays de Caux et le Vexin, ou Durival, qui fait paraître en 1778-1779 sa Description de la Lorraine et du Barrois. Cette forme de géographie se trouve souvent légitimée, dans les préfaces notamment, en soulignant l’utilité politique de telles descriptions.
Les dictionnaires de géographie témoignent, eux aussi, de la place de l’écriture descriptive dans la production éditoriale du XVIIIe siècle3. Comme tous les autres dictionnaires, ces ouvrages ont été souvent réédités au cours du siècle et dotés de suppléments. C’est le cas du dictionnaire de Moreri4 ; on peut aussi évoquer Vosgiens qui a donné de nombreuses éditions de sa traduction du Dictionnaire géographique portatif, ou Description de tous les royaumes, provinces, villes, patriarchats, évêchés, duchés, comtés, marquisats... des quatre parties du monde de L. Echard. Enfin, le Dictionnaire géographique universel de Baudrand a, dans un premier temps été publié en latin ; puis, en 1701, l’auteur en donne une version française ; or, la même année, Charles Maty fait paraître un ouvrage intitulé Dictionnaire géographique universel... tiré du Dictionnaire géographique latin de Baudrand, des meilleures relations, des plus fameux voyages et des plus fidèles cartes. Un nombre croissant de dictionnaires géographiques « portatifs » – c’est-à-dire in-octavo ou in-12° – a également circulé. On peut citer le Dictionnaire géographique portatif de la France, où l’on donne une connaissance exacte des provinces, gouvernements, villes, bourgs, villages, fleuves, rivières, abbayes, etc., qu’il y a dans ce royaume (1765) ; le Dictionnaire historique et géographique portatif de l’Italie (1775).
Les récits de voyage contribuent, au même titre que les descriptions et les dictionnaires géographiques, à la promotion des savoirs géographiques dans l’Europe du XVIIIe siècle5. Dans l’Histoire de l’édition française, Roger Chartier souligne que la littérature de voyage constitue à l’époque moderne l’un des genres les plus conquérants6. Boucher de la Richarderie, dans sa Notice complète et raisonnée de tous les ouvrages de voyages anciens et modernes dans les différentes parties du monde, publiés tant en langue française, qu’en langue étrangère (6 volumes, 1806-1808) recense 456 récits de voyages publiés au XVIe siècle, 1566 publiés au XVIIe siècle et 3 540 publiés au XVIIIe siècle, et encore cet inventaire n’est pas exhaustif7. Pour dresser un panorama complet de la littérature de voyage au XVIIIe siècle, cette augmentation du nombre de volumes publiés doit être mise en regard de la répartition nouvelle des genres. Les espaces concernés par ces récits évoluent en effet : la place traditionnellement occupée par les voyages en Terre Sainte, les voyages aux pays barbaresques et aux Amériques recule, en revanche les voyages orientaux, en Perse et Turquie, aux Indes, en Chine et Indochine occupent une place de plus en plus importante. Au XVIIIe siècle, les voyages en Asie et en Amérique occupent chacun 13% du total des titres, les voyages en Afrique occupent 7% et dans le monde austral 2%. Les voyages en Europe occupent donc la place la plus importante, une place qui s’est d’ailleurs renforcée au XVIIIe siècle, ils représentent en effet 53% du total, contre 35% seulement au XVIIe siècle. Les 12% restant sont des ouvrages consacrés à différentes régions.
Parallèlement aux récits de voyages individuels, des recueils de voyages et de véritables collections de voyages ont été imaginées à partir de la fin du XVIIe siècle par plusieurs libraires-imprimeurs. La première est celle de Thévenot, Relations des divers voyages curieux, publiée à Paris en quatre volumes entre 1666 et 1672, puis rééditée. Pour composer cet ouvrage largement diffusé, Thévenot fait traduire de l’anglais, du portugais, de l’allemand, du hollandais, de l’espagnol ou de l’arabe des relations qui étaient parfois inédites, il insère des cartes dans son ouvrage, notamment une carte des régions du nord reconnues par les hollandais, des cartes de l’Australie, de la Tasmanie et de la Nouvelle-Zélande. À cette publication du XVIIe siècle, il faut ajouter aussi les Lettres édifiantes des Jésuites qui restent très diffusées jusqu’au siècle suivant et respectées. Cette admiration s’amenuisa peu à peu au XVIIIe siècle, lorsque le comportement des Jésuites dans le Nouveau-Monde fut condamné, de Pauw leur reprocha leurs préjugés et leurs mensonges. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un tri est effectué au sein des Lettres édifiantes. C’est même sur ce principe qu’en 1767, Rousselot de Surgy publie un recueil intitulé Mémoires géographiques, physiques et historiques sur l’Asie, l’Afrique et l’Amérique, il indique dans sa préface qu’il a cherché à « recueillir tout ce qui se trouve d’intéressant dans les Lettres édifiantes, dans le recueil des missions au Levant, et dans quelques autres voyages des jésuites, d’en supprimer les absurdités et les prodiges qui y sont si multipliés ».
Au début du XVIIIe siècle, ces recueils sont de plus en plus souvent thématiques. Jean-Frédéric Bernard publie ainsi un Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement et au progrès de la compagnie des Indes orientales (1702-1706), puis un Recueil des voyages du Nord (1715-1718), un Recueil des voyages dans l’Amérique méridionale (1738)... Il s’agit chaque fois de rassembler des extraits de voyage dans un même espace, la pratique de voyage n’est pas ce qui importe le plus, ce sont au contraire les informations contenues dans le texte qui priment. L’Histoire générale des voyages, ou nouvelle collection de toutes les relations de voyages par mer et par terre qui ont d’abord été publiées jusqu’à présent dans les différentes langues, ouvrage de l’abbé Prévost, se distingue quant à lui de toutes ces collections. Tout d’abord, il s’agit probablement de la série la plus ambitieuse, celle qui se rapproche le plus de l’idéal de l’encyclopédisme. Ce sont au total 16 tomes qui paraissent entre 1746 et 1761. Les sept premiers volumes sont nés d’un simple travail de traduction qui a été mené à partir d’une collection anglaise. Les auteurs de cette collection avaient effectué un travail de compilation, mais à la différence de leurs prédécesseurs, ils étaient intervenus de manière visible sur le texte. Ainsi, le journal de chaque voyageur et le récit de ses aventures étaient-ils disjoints de ses « observations » qui, elles, étaient rapprochées de celles des autres voyageurs dans les mêmes régions. Ainsi les « extraits » des voyageurs étaient-ils suivis des « réductions » où étaient regroupées toutes les remarques sur les mœurs, les usages, les religions, et parfois même lorsqu’une question paraissait demander plus de développements des « dissertations particulières sur le fond de la difficulté » étaient proposées. Toutefois, après la parution du septième volume, la publication s’interrompt. Entre le tome VIII et le tome XII, Prévost qui n’est plus seulement traducteur et devient auteur, transforme progressivement cette méthode. À partir du tome XII, Prévost adopte un nouvel ordre. Il propose de commencer par une exposition générale qui contient l’histoire des découvertes et des établissements, il procède ainsi à un examen critique des sources de l’histoire du Nouveau Monde8. Finalement, l’abbé Prévost se donne pour objectif d’établir « un système complet d’histoire et de géographie moderne qui représentera l’état actuel de toutes les nations », cette ambition figure en tout cas dans le sous-titre de l’ouvrage. On retrouve ici la définition la plus courante de la géographie qui apparaît comme une description de la terre. Prévost exerce une véritable critique des sources et, selon Michèle Duchet, « inaugure en France la critique des relations de voyages, et en réduisant la part de l’anecdotique et du merveilleux, il met l’accent sur leur valeur documentaire9 ». Ces grandes collections sont très prisées au XVIIIe siècle, les plus célèbres se trouvent dans les grandes bibliothèques et leurs mérites documentaires sont sans cesse vantés, notamment dans les périodiques savants.
S’il est difficile de savoir quelle documentation imprimée Flohr a utilisée pour se documenter et compléter ses observations de terrain, il est évident qu’il avait acquis une certaine familiarité avec les livres de géographie qu’il s’agisse de descriptions, de dictionnaires ou de voyages. Non seulement c’est là qu’il a puisé un certain nombre de données qu’il a insérées dans son récit, mais aussi des modèles discursifs, des figures omniprésentes dans la littérature géographique du siècle des Lumières.
Notes
Citer cet article
Isabelle Laboulais, « Descriptions et savoirs géographiques à la fin du XVIIIe siècle », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-1-2.html>, consulté le 13-09-2024)