Biographie de Georg Daniel Flohr

Edern Hirstein


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L’auteur du manuscrit « Ms f 15 » conservé à la Médiathèque André Malraux est un « anonyme », un homme dont la vie passée n’aurait jamais attiré l’attention des historiens sans la découverte de son « œuvre ». La maigre notoriété de Georg Daniel Flohr tient à son « Récit du voyage en Amérique effectué par le très glorieux régiment de Deux-Ponts sur mer et sur terre de 1780 à 1784 », longtemps considéré comme le témoignage écrit sur le vif par un jeune homme parti en Amérique en 1780. Contrairement à de nombreux auteurs de journaux de campagnes ou de relations de voyage, Flohr n’évoque pas les raisons de son engagement, ni sa vie avant le départ, ni même les relations qu’il entretient avec ses pairs, autant de sujets abordés par Guillaume de Deux-Ponts, Joseph Plumb Martin ou le Baron de Closen, pour ne citer que quelques auteurs qui ont participé à la même campagne que Flohr. De manière générale, Flohr s’efface derrière son récit et la description du voyage effectué par son régiment. La reconstitution de son itinéraire biographique avant et après cette expérience oblige l’historien à admettre les silences des archives et les énigmes qui persistent autour de ce personnage, à commencer par sa date de naissance. Les registres paroissiaux indiquent 1756, le pasteur Tabler 1759, les registres régimentaires 1758 et 1760, enfin c’est l’année 1762 qui figure sur la pierre tombale du Révérend Flohr1.

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Georg Daniel Flohr est originaire du Duché de Deux-Ponts, dans le Palatinat. Les registres régimentaires permettent d’esquisser un portrait de ce personnage : « né en 1760 à Annweiler dans la province de Deux-Ponts, juridiction de Bergzabern, de la taille de six pieds trois pouces, cheveux noire (sic), les yeux noire (sic), visage long, de la religion Luthérienne2 ». Cependant, l’historien Robert A. Selig3 affirme que Flohr est né à Sarnstall, dans les environs d’Annweiler, le 27 août 1756 et baptisé en l’église luthérienne le 31 Août. Selon lui, les Flohr appartenaient à la classe moyenne du village, le père de Georg Daniel étant boucher et fermier. La famille Flohr aurait quitté la Bavière du Nord vers 1741. Johann Paul Flohr, le père, né à Rothenburg ob der Tauber (en Bavière) en 1695, serait mort quand Georg Daniel avait cinq ans. L’éducation et la formation du jeune Georg Daniel ou de ses demi-frères et sœurs (au nombre de cinq) sont inconnues, bien que l’on puisse supposer qu’ils ont fréquenté la petite école de Sarnstall, ou celle d’Annweiler4.

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C’est un jeune homme âge d’à peine vingt ans qui, le 7 juin 1776, s’engage dans la quatrième compagnie du régiment Royal-Deux-Ponts, dite « compagnie Von Böse » du nom de l’officier qui la dirige et cela pour une durée de huit ans. Flohr entre dans le régiment avec le statut de fusilier5. À ce stade, Son parcours ressemble à celui de beaucoup d’autres jeunes gens français ou allemands, issus des couches populaires d’une société majoritairement rurale, attirés par les possibilités offertes par la vie militaire (instruction, solde, voyages ou aventures).

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Le corps expéditionnaire placé sous les ordres du comte de Rochambeau quitte le port de Brest le 2 mai 1780, en direction de l’Amérique. Flohr est à bord du transport La Comtesse de Noailles. Dans son récit, on retrouve le jeune soldat dans un cabaret à Newport, en visite dans les champs et les forêts autour de Williamsburg en Virginie, ou encore aux prises avec les effets de plantes vénéneuses de la jungle vénézuélienne. Les seules évocations d’expériences personnelles, marquées par l’utilisation de la première personne dans le récit, concernent exclusivement des anecdotes détachées du fait militaire. Elles laissent entrevoir un jeune homme intéressé avant tout par la nature, la végétation et les animaux, par les mœurs des autochtones, les pratiques religieuses et l’hospitalité, et bien sûr par les « curiosités locales », les populations indiennes et esclaves. Aucun élément du texte, ni aucune archive ne permet d’affirmer que Flohr s’est particulièrement illustré lors de la campagne ou même qu’il a directement participé aux combats. Sa carrière au sein de l’armée s’achève d’ailleurs avec la fin de son contrat de huit ans, le 10 août 1784, un peu moins d’un an après le retour de son régiment en Europe (le Royal-Deux-Ponts est de retour à Landau le 4 septembre 1783).

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Une fois que Flohr quitte le régiment Royal-Deux-Ponts, les seules indications biographiques disponibles sont celles laissées dans le manuscrit, à la fin du court texte écrit dans un anglais approximatif et inséré au début du volume : « Strasbourg, le 5 juin 1788 ». Flohr passe vraisemblablement quelques années à Strasbourg sans que l’on connaisse les raisons de ce séjour. Il est peut-être au service d’un des membres de la famille de Deux-Ponts, dont l’un des représentants les plus illustres, Maximilien, possède un hôtel particulier au 13 rue Brûlée ; il est possible qu’il ait rejoint l’un des membres de sa famille, pourquoi pas le Georg Flohr6mentionné comme possesseur du manuscrit en 1800 ; il a également pu venir à Strasbourg pour recueillir la documentation nécessaire à l’élaboration de son œuvre, comme le laisse penser la présence d’informations précises dans son récit7.

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Si l’on compare le texte de Flohr à d’autres témoignages, son manuscrit se démarque. Son « Récit du voyage en Amérique effectué par le très glorieux régiment de Deux-Ponts sur mer et sur terre de 1780 à 1784 » est un des seuls journaux de campagne écrit par un simple soldat, un soldat qui, quelques années plus tard, est retourné outre-Atlantique. Dans une monographie consacrée en 1907 à la présence allemande dans le sud-ouest de la Virginie, on apprend que « Georg Daniel Flohr est né en Allemagne en 1759. Il a été étudiant en médecine à Paris en 1793, et un témoin de nombreux crimes sanglants commis au nom de la liberté. Après être venu en Amérique il étudia la théologie avec monsieur Carpenter dans le comté de Madison en Virginie ; et une ou deux années avant 1799, débuta son long service en tant que pasteur dans le comté de Wythe et dans les régions voisines du sud-ouest de la Virginie. Il mourut en 18268 ». Si l’on en croit John W. Wayland, les excès de la Terreur auraient convaincu Flohr d’émigrer. Cet auteur ne cite malheureusement pas ses sources mais suggère qu’un recueil de sermons du Révérend Flohr de Wytheville, précédé d’une préface à caractère biographique, a existé9. L’auteur de la préface de ce recueil, le Révérend John T. Tabler, qui reprend la fonction pastorale laissée vacante après la mort de Flohr, raconte que « le matin du jour de l’exécution de Louis XVI, la mort accidentelle, quoique terrible, d’un homme près de Monsieur Flohr, a eu une influence si forte sur lui que cet incident le rendit incapable de poursuivre ses études de médecine. Ce changement soudain de vocation ne devrait pas étonner le lecteur, sachant qu’une partie du corps mutilé a atterri sur Monsieur Flohr10. »

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Selig confirme que le soldat et le révérend ne sont qu’une seule et même personne grâce à une comparaison entre l’écriture manuscrite du récit de 1788 et de certaines lettres de Flohr retrouvées à Wytheville. Flohr aurait donc quitté la France pour la Virginie peu après 1793. Cette période ne peut donner lieu qu’à des conjectures. Néanmoins, dans une lettre datée du 1er août 1799, il informe l’un de ses amis de son arrivée dans l’ouest, dans le comté de Wythe où il fait office de pasteur avant d’être nommé officiellement en 1803 à Baltimore. Le 5 octobre 1802, Flohr se marie avec Elizabeth Holsapple. Il devient également propriétaire d’un large terrain et d’une maison six ans plus tard. Le couple n’ayant pas d’enfants, il adopte une jeune fille nommée Polly Hutzle autour de 1810, puis une enfant du nom de Elizabeth Kegley en 182011. Georg Daniel Flohr est le premier pasteur de la congrégation luthérienne de la région de Wytheville. Sa mort, le 30 avril 1826, laisse en deuil la communauté qu’il a servie pendant 25 ans. La pierre tombale du soldat et révérend Flohr, offerte par la congrégation, est visible au cimetière de l’Eglise luthérienne Saint-Jean le vieux (Old Saint-John’s Church).

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Flohr est un acteur mineur de la guerre d’Indépendance Américaine. Il fait partie des nombreux allemands de Rhénanie qui ont tenté d’émigrer en Amérique à la fin du XVIIIe siècle. Fils d’un paysan du Palatinat, Georg Daniel finit sa vie pasteur sur un autre continent. Si, contrairement à La Fayette, il n’est pas un « héros des Deux-Mondes », son parcours reste indissociable du « monde atlantique » dont il a produit une description très personnelle dans le manuscrit qui fonde sa notoriété.


 Notes

1. Selig (Robert A.), « A German soldier in America, 1780-1783, the journal of Georg Daniel Flohr », The William and Mary Quarterly, vol. 50, n° 3, juillet 1993, pages 575-590.
2. Service Historique de l’Armée de Terre à Vincennes, Rouleau Y 1C 698.
3. Robert A. Selig est l’auteur de plusieurs articles à propos du manuscrit de Flohr, dont celui-ci : Selig (Robert A.), « A German soldier in America... », op. cit.
4. Pour une histoire locale, voir Biundo (Georg), Hess (Hans), Annweiler : Geschichte einer alten Reichsstadt, Annweiler, 1968.
5. Selon le registre cité précédemment.
6. Selon Robert A. Selig, celui-ci est un des fils ou petit-fils de Johann-Georg Flohr, un demi-frère de l’auteur du manuscrit.
7. Comme la lettre de félicitation du Comte de Ségur à Rochambeau, ou les tableaux chiffrés et autres récapitulatifs ou ordre de bataille contenus dans le manuscrit.
8. «  George Daniel Flohr was born in Germany in 1759. He was a student of medecine at Paris in 1793, and a witness of the many crimes of blood committed in the name of liberty. After coming to America he studied theology under Mr Carpenter, in Madison County, Virginia ; and a year or two prior to 1799, entered upon a long term of minesterial and pastoral service in Wythe County and adjacent sections of southwest Virginia. He died in 1826. » traduction personnelle. Wayland (John Walter), The German Element of the Shenandoah Valley of Virginia, Charlottesville, 1907, p. 115.
9. Selig (Robert A.), « Private Flohr’s other life, the young german fought for American Independance, went home, and returned as a man of peace », American Heritage, vol. 45, n° 6, octobre 1994
10. « The morning of the execution of Louis XVI, the accidental, but awful death of an individual near Mr. F., so operated on his mind as to render him averse to the further prosecution of his medical studies. This change of purpose may no longer create surprise in the reader, when told that a part of the mangled body was cast against Mr. F. » traduction personnelle. Ibid.
11.Ibid.

 Citer cet article

Edern Hirstein, « Biographie de Georg Daniel Flohr », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-2-1.html>, consulté le 13-09-2024)