La population américaine à la veille de la guerre d’Indépendance1

Daniel Fischer


§    1

Le XVIIIe siècle américain se caractérise par une formidable croissance démographique. En 1760, les Treize Colonies abritent 1 267 800 habitants, alors qu’en 1660, les six premières colonies ne totalisaient que 134 000 habitants. Multipliée par près de 10 en moyenne en un siècle, avec des réussites fulgurantes comme en Pennsylvanie où le nombre d’habitants est multiplié par 8 entre 1710 et 1760, cette population se répartit de manière presque égale entre les colonies de Nouvelle-Angleterre au nord (437 000 habitants), les colonies centrales (400 000) et les colonies du sud (432 000).

§    2

L’immigration européenne a joué un grand rôle dans cette croissance démographique : on estime que 320 000 Européens s’installent dans les colonies britanniques entre 1700 et 1775, parmi lesquels un tiers d’Irlandais et d’Écossais, un tiers d’Allemands et de Suisses, un quart d’Anglais et de Gallois et 10 000 huguenots français, Néerlandais ou juifs d’autres nationalités. Cette population multiculturelle d’origine européenne, et non pas strictement anglaise, donne à ces colonies une image d’ouverture et de liberté, où on ne craint pas le mélange. Thomas Paine dans Le Sens Commun en 1776 et Michel Guillaume Jean de Crèvecoeur dans ses Lettres d’un cultivateur américain en 1782 en font l’apologie.

§    3

Cependant, après 1740, l’immigration ne représente plus le moteur de la croissance démographique des colonies américaines (à peine 14% de l’augmentation du nombre d’habitants au XVIIIe), alors qu’elle était responsable de 75% de la croissance démographique au siècle précédent. Les causes de l’explosion démographique américaine sont à rechercher dans un accroissement naturel fort et durable. D’après Benjamin Franklin, dont les observations démographiques de 1751 sont reprises à la fin du siècle par Malthus, la population des Treize Colonies double tous les 20 ans, ce qui est finalement à peine exagéré pour un Philadelphien issu d’une fratrie de 13 frères et sœurs dont tous atteignent l’âge adulte. Entre 1760 et 1790, la population passe de 1,3 à 4 millions d’habitants. Les facteurs de cet accroissement naturel sont multiples : chute de la mortalité pourtant très élevée à l’arrivée des premiers colons qui ont dû surmonter défis épidémiologiques (fièvre jaune et paludisme au sud) ou les hivers rigoureux au nord (mais qui finit par être plus faible qu’en Europe en raison du caractère plus rural en un temps où la promiscuité dans les villes accélère la propagation de maladies), progrès de la médecine (inoculation contre la petite vérole ou les oreillons dès 1721), espérance de vie allongée, taux de célibat bien moins élevé qu’en Europe (3% au lieu de 10%), âge au mariage bas pour augmenter le nombre d’années de fertilité d’une femme (alors qu’en Europe le recul de l’âge au mariage de plus de deux ans en moyenne par rapport aux Américaines est utilisé comme une forme de contraception), accès à des grains abondants dans des régions fertiles et à la viande d’un bétail nombreux alors qu’elle n’est consommée en Europe que par les classes les plus aisées. Il n’est pas rare pour un couple américain de mettre au monde une dizaine d’enfants dont les parents ne craignent ni la famine, ni le manque de terres à mettre en valeur. À la fin de la guerre d’Indépendance, la population américaine est si jeune que l’âge médian des Blancs est de 16 ans.

§    4

L’urbanisation progresse dans des colonies. Philadelphie, avec ses 35 000 habitants en 1760, devient, après Londres, la ville la plus peuplée du monde anglo-saxon. Le nombre des villes de plus de 10 000 habitants passe de 2 en 1720 (Boston et Philadelphie) à 5 en 1770 (avec le développement de Newport, New York et Charleston). Mais, même si ces villes sont plus nombreuses et plus peuplées au XVIIIe siècle, les Treize Colonies restent majoritairement rurales lorsqu’éclate la guerre d’Indépendance, surtout dans l’arrière-pays.

§    5

L’explosion démographique aidant, dans les années 1760, le peuplement s’accélère à l’intérieur des terres, jusqu’en territoire indien : les zones entre le Vermont et le fleuve Savannah dans le sud, les vallées de l’Ohio, de la Monongahela et de l’Alleghany à l’Ouest des colonies médianes et le long du fleuve Connecticut et la vallée de la Mohawk en Nouvelle-Angleterre se peuplent à un rythme très soutenu, bénéficiant de migrations internes aux colonies. Auparavant, les villes-ports et les vallées céréalières avaient été privilégiées. Des frictions apparaissent entre les communautés modestement installées de longue date à l’intérieur des terres (souvent, des membres de sectes protestantes comme des quakers ou des presbytériens) et les nouveaux venus qui se déplacent massivement pour mettre ces terres en valeur. Ces terres, où la mixité est à son comble et l’ascension sociale très rapide, ont la réputation de territoires très contrastés, parfois privés de repères stables comme celui d’une paroisse bien définie, et où vices et frustrations sont intenses. On voit apparaître dans chacune des colonies une société duale où s’opposent les élites des villes de la côte à l’Est et les « nouveaux » colons de l’arrière-pays, qui se sentent méprisés par les premières alors qu’ils sont contraints bien souvent à de longs voyages en direction de la ville côtière principale pour effectuer toutes les démarches administratives. Des révoltes éclatent dans les années 1760 et 1770 contre la domination des élites de l’Est : les Regulators en Caroline du Nord et du Sud entre 1768 et 1771 ou les Paxton Boys en Pennsylvanie en 1763-1764, accusent les autorités de protéger les Amérindiens convertis au christianisme alors que des Blancs vivent dans la misère.

§    6

Les relations avec les Amérindiens de l’arrière-pays sont complexes. Les Britanniques ont d’abord noué avec eux de cordiales relations, fondées sur le troc et une habile diplomatie. Ainsi, jusque dans les années 1750, au plus tôt, la Pennsylvanie ou encore New York entretiennent des relations pacifiques avec la ligue iroquoise. Par la suite, la pression de la démographie et le renversement de certaines alliances bouleversent ces relations. Au cours de la guerre de Sept Ans, plusieurs nations indiennes (Algonquins, Hurons) se prononcent en faveur des Français qui, contrairement aux Anglais, commercent avec eux sans menacer leur territoire. Ce nouveau rapport de force conduit à l’occupation de leurs terres selon diverses modalités :

  • À la suite d’une négociation et/ou la conclusion d’un traité. C’est le cas des six nations iroquoises qui, par le traité de Lancaster en 1744, laissent les habitants du Maryland, de Pennsylvanie et de Virginie peupler la vallée de la Shenandoah. De même, en 1752, le traité de Logstown entre les Iroquois, les Shawnees et les Delawares et la Virginie autorise les colons à s’installer sur le versant sud du fleuve Ohio.
  • L’achat des terres par les colons d’origine européenne qui se développe dans les années 1760. Ainsi, James Wright, gouverneur de Géorgie, achète des millions d’hectares aux Creeks essentiellement.
  • L’occupation par la violence est un autre recours. En 1760 et 1761, la Caroline du Sud livre aux Cherokees une guerre qui dévaste les confins occidentaux de la colonie, créant une zone où les tensions restent vives.

§    7

Le cas des Amérindiens montre que ces colonies américaines, en plus d’être multiculturelles, sont multiethniques. La présence de Noirs sur la côte est américaine a fait couler beaucoup d’encre dans l’historiographie américaine, qui pendant très longtemps est restée tributaire d’une vision héritée de la guerre de Sécession, opposant un Sud esclavagiste à un Nord moderne et progressiste, incitant à abandonner la traite et l’esclavage. La réalité était plus nuancée : toutes les colonies américaines, du nord, médianes et du sud, ont commencé par être au XVIIe siècle des sociétés à esclaves (engageant d’ailleurs jusque dans les années 1680 une main d’œuvre servile blanche plutôt que noire, parmi laquelle se trouvaient beaucoup d’Irlandais), avant de devenir, chacune à son rythme, une société esclavagiste, où le statut juridiquement inférieur de l’esclave – majoritairement noir à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècle – est un rouage essentiel du développement économique de la colonie. Entre 1670 et 1807, la traite atlantique britannique aurait concerné plus de 3 millions d’individus, mais les trois quarts de ces esclaves sont déportés aux Antilles. Le marché nord-américain de l’esclave reste donc secondaire (1/6e de ce total) même si une partie des esclaves déportés dans les îles sont finalement réexportés vers le continent. Embarqués à bord des négriers de Londres, Bristol et Liverpool en Sénégambie, dans la baie du Biafra, en Angola ou au Mozambique, les esclaves arrivent le plus souvent à Newport, dans la baie de Chesapeake et surtout à Charleston. Les arrivées sont nombreuses mais la moitié des 1 000 navires arrivant chaque année de 1735 à 1775 à Charleston entre juin et août ne comptent le plus souvent qu’une dizaine d’esclaves, qui sont placés en quarantaine sur l’îlot de Sullivan’s Island avant d’être vendus en ville et immédiatement mis au travail.

§    8

Chacune des colonies adopte à partir de 1696 un code noir. Le premier est rédigé en Caroline du Sud, une colonie née de l’esclavage, il se durcit à mesure que des révoltes d’esclaves et le marronnage s’intensifient. Il est vrai que le statut juridique des esclaves progresse selon un gradient sud-nord : en Nouvelle-Angleterre, les Noirs bénéficient du même traitement que les Blancs devant les tribunaux, sauf en cas de meurtre. Employés comme domestiques ou artisans, ils ont plus de chance d’être affranchis, comme le montre l’exemple de Kofi Slocum affranchi dans les années 1740, et dont le fils acquiert plus tard la réputation de « Noir le plus riche » d’Amérique ou de Phillis Wheathley, esclave servante de la femme du tailleur John Wheatley qui devient auteur de recueils de poèmes dans les années 1770. En 1790, presque tous les Noirs des colonies de Nouvelle-Angleterre sont libres, ce qui n’est effectivement pas le cas dans les colonies du sud : la Virginie, le Maryland, la Géorgie et la Caroline du Sud qui sont les plus grandes consommatrices d’esclaves.

§    9

À partir de 1776, la Révolution ouvre une phase de transition dont les Noirs tentent de profiter de diverses manières : évasions, actions en justice, pétitions des Sons of Africa à partir de 1773 pour l’obtention de droits, enrôlement dans l’une des deux armées qui promettent chacune la liberté au bout d’un temps significatif de service. On leur assigne des tâches dangereuses et/ou originales, ou on les cantonne dans un régiment spécifiquement noir ou parmi des miliciens, car les préjugés sont encore nombreux. Paradoxalement, en s’engageant dans l’une des deux armées pour tenter de gagner leur liberté, les Noirs redeviennent une marchandise car les esclaves soupçonnés d’être en fuite ou passés à l’ennemi, peuvent à tout moment être capturés, servir de butin ou de monnaie d’échange, à l’image des 23 esclaves de la plantation de Thomas Jefferson en Virginie qui choisissent de suivre volontairement le général Cornwallis.


 Notes

1. Bibliographie indicative sur cette question : Greene (Jack P.), Pursuits of Happiness. The Social development of Early Modern British Colonies and the Formation of American Culture, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1988. Morgan (Philip D.), Slave Counterpoint, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1998. Pétré-Grenouilleau (Olivier), Les Traites négrières, Paris, Gallimard, 2004. Simons (Richard C.), The American Colonies, New York, WW Norton & Cie, 1981. Van Ruymbeke (Bertrand), L’Amérique avant les États-Unis. Une histoire de l’Amérique anglaise (1497-1776), Paris, Flammarion, 2013.

 Citer cet article

Daniel Fischer, « La population américaine à la veille de la guerre d’Indépendance », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-3-2.html>, consulté le 13-09-2024)