Le peuplement allemand dans les colonies américaines1
Daniel Fischer
Les remarques de Flohr sur le nombre d’Allemands et de germanophones rencontrés en Amérique du Nord ne sont guère surprenantes. Cent mille Allemands se seraient installés en Amérique à l’époque coloniale (on parle de 110 000 Allemands et Suisses, la différenciation entre les deux origines n’apparaît dans les statistiques qu’à partir de 1820). Cinquante mille autres migrants germanophones les y auraient rejoints entre 1780 et 1820. Même si l’anglais y est plus parlé que l’allemand, le tiers de la population de Pennsylvanie en 1790, soit 141 000 individus, est de descendance allemande. Au total, au début de la République américaine, 227 000 citoyens américains sont de descendance allemande, soit 10% de la population ; 94% des noms portés sur les listes de naturalisation au XVIIIe siècle appartiennent à des Allemands. Une écrasante majorité de ces migrants et descendants de migrants allemands s’expriment en dialectes du sud-ouest du Saint-Empire romain germanique : Flohr croit entendre partout en Amérique l’allemand de son pays natal. Ce constat n’est pas exagéré, car bon nombre des locuteurs de cette langue sont originaires du Palatinat, des évêchés de Worms, Spire, Mayence ou Trèves, d’Alsace, de Hanau, de Nassau ou encore du landgraviat de Darmstadt.
Les Anglo-Saxons ont fait de la traversée du Mayflower un mythe fondateur. Ce bâtiment transportait 102 immigrants, les Pères pèlerins qui ont débarqué en 1620 au Cap Cod. Pour les Allemands, l’équivalent de cette traversée fondatrice de 33 premiers émigrants germanophones, à bord du Concord, eut lieu en 1683. Treize familles de Quakers et de Mennonites originaires de Krefeld (près de Düsseldorf) et de Kriegsheim (près de Worms) débarquent à Philadelphie en Pennsylvanie le 6 octobre 1683. Le récit de la naissance d’un enfant pendant la traversée, levant l’hypothèque du malheur de la mort d’un autre, conforte ces chrétiens désireux de vivre leur foi loin des Églises établies dans l’idée d’un monde nouveau à mettre en valeur de l’autre côté de l’Atlantique, sous l’œil de Dieu. Cependant, ces 33 Allemands ne sont pas les premiers germanophones à avoir tenté leur chance en Amérique. Après la destruction par les Espagnols de Port-Royal, construite en Caroline du Sud, en 1562, par des huguenots français parmi lesquels se trouvaient des Alsaciens et des Hessois, les premiers Allemands à s’installer durablement sur la côte Est américaine sont les « Deutschmen » de Jamestown, en Virginie dès 1607. Les Anglais les confondent avec des « Hollandais » parce qu’ils se font appeler « Deutsch ». Avant la Pennsylvanie, la Virginie est donc peuplée d’Allemands, et ce de manière très précoce, puisqu’on y trouve dès 1607 un certain Johannes Fleischer, originaire de Breslau qui exerce la profession de pasteur luthérien, deux Hessois maîtrisant l’art du verre, ou encore quatre meuniers originaires de Hambourg dès 1608. D’autres Allemands s’installent dans la colonie pour y développer la plantation du tabac, puis, en 1653, des vignerons originaires de Heidelberg y introduisent la vigne. Le prince Edler von Buchen émigre de Poméranie avec 54 familles pour s’installer à Nouvelle-Amsterdam, tout comme Heinrich von Elswich, un marchand de Lübeck, ou encore Jacob Leister, né à Francfort, arrivé en 1660, enrichi grâce au commerce avec les Indiens et un mariage dans l’aristocratie hollandaise, et qui devient gouverneur de New York.
Même si des colons germanophones s’installent sporadiquement dans les colonies américaines dans les deux premiers tiers du XVIIe siècle, l’émigration allemande vers ces nouvelles terres à mettre en valeur ne change d’échelle qu’à partir de 1683. William Penn – le Quaker anglais qui a reçu du roi d’Angleterre, au titre d’une dette due à son père, la terre qui portera son nom – joue un rôle déterminant dans l’attrait que la Pennsylvanie exerce sur les migrants allemands. Une intense propagande, menée au moyen de brochures vantant les mérites du nouveau monde, en premier lieu par la liberté religieuse, rencontre l’intérêt des piétistes d’Allemagne de l’Ouest, qui s’organisent en une « Compagnie de Francfort » désireuse d’acheter des milliers d’ares de terrain vierge en Pennsylvanie, sans toutefois s’y installer physiquement. Seul leur agent, le juriste Franz Daniel Pastorius, arrive en Pennsylvanie en août 1683, et organise le convoi des 13 premières familles allemandes venues s’installer dans la colonie en octobre de la même année. Les Allemands nouveaux-venus en Pennsylvanie s’installent dans un faubourg de Philadelphie, à 6 miles du centre-ville, qu’ils nomment « Deutschstadt », Germantown. En 1689, Germantown est une ville à part entière, et Pastorius en devient le maire.
Si les premiers migrants allemands sont des membres de sectes protestantes à la recherche d’une plus grande liberté de conscience et de culte, comme les Labadistes qui s’installent dans le Maryland, la majeure partie de la population germanophone au XVIIIe siècle est réformée ou luthérienne. Le chef des Luthériens de Pennsylvanie est une figure importante : le plus célèbre d’entre eux est Heinrich Melchior Mühlenberg, formé à Göttingen, et qui a fait bâtir l’église de Sion, la plus grande église de Philadelphie, consacrée en 1769. Cette immigration massive de fidèles des églises établies dans les principautés du Saint-Empire révèle que les causes de l’émigration évoluent avec la grande vague migratoire allemande, de Palatins essentiellement, à partir de 1707-1708. Les exactions des armées de Louis XIV, combinées aux rigueurs de l’hiver 1709, rendent très efficace la propagande qui cherche à attirer des migrants vers ces nouvelles colonies. Les candidats à l’émigration ont un profil rural, modeste et familial. Ils auraient volontiers émigré en Prusse si la peste n’y sévissait pas. Trois mille Palatins tentent leur chance en partant pour New York dès 1710. Sept cent soixante treize passagers meurent de la fièvre pendant la traversée et l’un des navires du convoi s’abîme au large de Long Island. Six cents familles débarquent en Caroline du Nord et du Sud, attirées par les brochures de propagande qui promettaient de leur attribuer gratuitement des terres. Les Palatins sont déjà 6 000 à Londres en 1709 dans l’attente d’un départ pour l’Amérique. Dans les années 1710, ils sont 30 000 à transiter par Rotterdam ou Londres, conduisant le romancier, journaliste et négociant Daniel Defoe à leur donner le surnom de « Poor Palatines ». L’intensité de ces flux de Palatins atteint son paroxysme au milieu du siècle : entre 1749 et 1754, une grande vague de migrations allemandes atteint Philadelphie : 37 000 Allemands y parviennent, en moyenne 6 000 à chaque automne, dans une ville qui, en 1756, est capable au mieux d’accueillir 17 000 habitants.
Germantown reste le centre de la vie sociale et culturelle des Allemands qui y transitent souvent avant de s’installer dans des comtés ou des colonies voisines. Le New Jersey est mis en valeur par des Allemands, notamment dans la « German Valley ». C’est le cas de Johann Peter Rockefeller, l’ancêtre de la dynastie d’industriels et financiers qui s’y installe en 1733. A partir de 1729, l’Ouest du Maryland se peuple d’Allemands en provenance de Pennsylvanie, attirés par les conditions favorables annoncées par Lord Baltimore en 1732 (loyers très faibles, exemption de loyers pour les terres les trois premières années). Frederick Town est fondée par une centaine de familles palatines en 1745, guidées par Thomas Schley, à la fois maître, pasteur et magistrat de cette nouvelle cité. Des migrations de germanophones internes aux colonies américaines s’organisent aussi autour de la Pennsylvanie : en 1728, les Palatins de New York, passant par l’intérieur des terres pour fuir des conditions de vie difficile, s’installent également en Pennsylvanie.
Livres, almanach et journaux sont imprimés en allemand, souvent avec un engouement qui se prolonge dans le temps. Johann Christoph Sauer, un Dunker arrivé en Pennsylvanie dans les années 1719-1720, publie à partir de 1739 un journal imprimé en caractères gothiques allemands importés de Francfort, Der Hoch Deutsche Pennsylvanische Geschichtsschreiber (connu plus tard sous le nom de Germantauner Zeitung), il fait également imprimer une Bible allemande. Vers 1750, Philadelphie compte près de 200 publications en allemand. Benjamin Franklin tente de lancer un journal allemand à Philadelphie, mais son périodique ne rencontre pas un lectorat suffisant, tant celui-ci est truffé de fautes et paraît illisible pour les Allemands qui préfèrent les caractères gothiques de Sauer. Cinq journaux en allemand sont publiés avec succès jusqu’à la Révolution. Par ailleurs, un autre imprimeur, Henry Miller, se targue d’être le premier à avoir imprimé, le 5 juillet 1776, la Déclaration d’Indépendance en utilisant une typographie allemande.
Si certains pasteurs commencent dans les années 1740 et 1750 à prêcher en anglais, les descendants de colons allemands continuent de pratiquer l’allemand à l’église même s’ils bredouillent par ailleurs un peu d’anglais pour communiquer. Les nouveaux arrivants, à la recherche de stabilité, choisissent de s’installer en priorité dans des villages ou des vallées déjà peuplées d’Allemands. La domination incontestée de la germanophonie dans certaines villes ou vallées ne pousse pas les Allemands et leurs descendants à ouvrir leur communauté vers l’extérieur ou à progresser en monde anglophone, ce qui soulève le problème de leur loyauté, notamment pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763). C’est tout juste si les Allemands ajoutent à leur lexique des mots ou des verbes anglais germanisés ou transcrits phonétiquement, provoquant parfois des contresens, mais forgeant petit à petit une langue hybride, témoin d’une créolisation germano-américaine. Dans une lettre adressée à un collègue imprimeur, Benjamin Franklin se plaint en 1750 du rapport de force linguistique défavorable de l’anglais face à l’allemand dans certaines colonies, et déplore de voir des colons d’autres origines n’avoir d’autre choix que de déménager pour quitter un environnement trop germanophone. Une meilleure répartition des germanophones et des anglophones doit selon lui être opérée. L’imprimeur de Philadelphie, Christopher Sauer, reconnaît sa responsabilité devant la lenteur avec laquelle les Allemands se sont adaptés à l’anglais. Il a en effet publié de nombreux livres et périodiques en allemand, même s’il a pris soin d’éditer en 1752 une Anleitung zur Englischen Sprache vor die Teutsche Neuankommende (« Introduction à la langue anglaise destinée aux nouveaux arrivants allemands »). Les familles restent longtemps bilingues, malgré une anglicisation souvent rapide de leurs noms de famille (Jäger devient Hunter, Schmidt rapidement transformé en Smith), anticipant de façon optimiste leur maîtrise de la langue anglaise. En 1789, le médecin et homme politique Benjamin Rush dresse un constat linguistique qui ne diffère que très peu de celui laissé par Franklin quarante ans plus tôt : les descendants des colons allemands continuent de communiquer entre eux en allemand, même si ceux qui vivent dans les grandes villes ou s’occupent de commerce maîtrisent l’anglais de manière satisfaisante. La massivité de l’immigration allemande a fait naître en Amérique une nouvelle culture germano-américaine : les Allemands investissent le monde anglophone par leur sens des affaires et leurs savoir-faire, mais dans leur for privé, à l’église, dans leurs tavernes et leurs librairies, ils continuent de pratiquer leur langue maternelle, se reconnaissent entre compatriotes, cultivent une sociabilité de l’entre-soi.
L’installation d’Allemands intéresse les autorités notamment pour favoriser le développement de certains secteurs de l’économie américaine, par exemple pour l’art du verre. Dès 1607 à Jamestown en Virginie, et jusqu’à la fin de l’époque coloniale, les Allemands sont réputés pour leur savoir-faire : en 1784, le Maryland est fier d’accueillir 300 Allemands originaires de Brême, exerçant des métiers manuels. Ils fondent notamment la manufacture de verre de Fleecy Dale. Le gouverneur de Virginie, Alexander Spotswood, dont la femme est une Allemande originaire de Hanovre, encourage l’arrivée d’Allemands : 12 familles allemandes de Westphalie, recrutées par le baron suisse Christoph von Graffenried, s’installent en Virginie en 1714 pour travailler le fer. La ville de Germanna est fondée pour eux : elle accueille 20 familles supplémentaires en 1717, puis 40 autres entre 1717 et 1720. Plusieurs villes sont fondées en Virginie par des Allemands : New Mecklenburg en 1726, Staufferstadt (appelée plus tard Strasbourg) par Jacob Stauffer en 1728, Harpers Ferry à la confluence de la Shenandoah et du Potomac par Robert Harper en 1734. Une fois la fertilité de ces vallées bien établie, de nombreux Allemands de Pennsylvanie migrent également vers ces territoires pour contribuer à leur mise en valeur. Certaines communautés d’Allemands sont encore peu nombreuses avant les années 1730, mais déjà très actives dans le secteur des cuirs, du tabac, des chantiers navals, du commerce international. Des compagnies de Brême et de Hambourg établissent des agences dans des villes comme Baltimore.
La présence de colons allemands est souvent synonyme de dynamisme économique. Mais cette population, de réputation industrieuse, s’illustre aussi par son manque d’intérêt pour les affaires publiques. Le pasteur Mühlenberg les compare à des abeilles actives, mais pressées de regagner leurs ruches. Alors que les débats sur les taxations et la représentation des colonies américaines au parlement britannique s’engagent, les Allemands restent en retrait de cette effervescence politique. Une amende de 3 £ existe même à Germantown, depuis l’époque de Pastorius, pour ceux qui, trop nombreux, refusent d’entrer au conseil municipal alors que leur position dans la société devrait les y conduire. Ce manque d’intérêt pour la politique transparaît jusque dans le récit de Flohr, qui se réjouit de rencontrer à chaque étape de son parcours des communautés d’Allemands en Amérique, sans pour autant s’enquérir de leurs sympathies politiques, ou s’assurer au préalable qu’ils soutiennent bien la même cause que lui. Certes, de nombreuses sectes protestantes refusent, pour des raisons religieuses, de porter les armes (Mennonites, Dunkers, Quakers) et achètent leur exemption militaire en s’acquittant d’une taxe, comme la threefold tax en Caroline du Nord. Cependant, une quantité non négligeable d’Allemands restent loyalistes : une lettre de John Adams à Thomas McKean, le Chief Justice de Pennsylvanie, indique qu’un tiers de la population de cette colonie très germanophone est loyaliste. En Géorgie également, deux cinquièmes des Allemands sont loyalistes, et il faut que d’ardents patriotes comme John Adam Treutlen, premier gouverneur de Géorgie, déploient beaucoup d’énergie pour que la colonie bascule dans le camp des insurgés. Dans les colonies plus commerçantes, les Allemands, mécontents des taxes anglaises – le Stamp Act exige d’eux un paiement doublé du papier timbré – soutiennent la cause américaine, mais la hiérarchie des églises luthérienne et réformée est obligée de s’engager pour appeler les Allemands de New York et de Caroline du Nord, encore timides, à résister au despotisme anglais. Un pamphlet de 40 pages est publié à Philadelphie dans ce but en 1775. En plus du pasteur Peter Mühlenberg en Virginie, d’autres germanophones qui sont aussi d’ardents patriotes s’illustrent pendant de la guerre d’Indépendance par leur courage et leur détermination. C’est le cas du boulanger Christopher Ludwig, ancien marin et soldat de l’armée prussienne, ne sachant parler qu’allemand, aussi peu anglophone que dévoué à la cause américaine. Il s’engage dans la milice à l’âge de 55 ans. De taille haute, imperturbable, il impressionne ses contemporains en participant au comité des munitions et de la poudre, en prenant part à plusieurs groupes révolutionnaires. En mai 1777, le Congrès le nomme surintendant et boulanger en chef de toute l’armée continentale. On exige de lui un rendement de 100 livres de pain pour 100 livres de farine, or il parvient à en livrer 135 en confectionnant 6 000 miches par jour, forçant l’admiration du général Washington qui le traite comme l’un de ses intimes.
Militairement, des Allemands sont engagés dans les deux camps : un régiment d’Allemands de Pennsylvanie et du Maryland est levé par le Congrès dès 1776, et le corps expéditionnaire de Rochambeau qui débarque en 1780 compte lui aussi des régiments germanophones, dont celui auquel appartient Flohr, le régiment Royal-Deux-Ponts. De leur côté, les Anglais ont enrôlé des mercenaires allemands recrutés par des princes âpres au gain, et qui portent le nom de « Hessois » bien que tous ne soient pas originaires de Hesse-Cassel. À la bataille de Yorktown, des ordres sont donnés en allemand des deux côtés, provoquant quelques confusions. En 1781, les Hessois désertent ou sont capturés, et souvent fraternisent avec les Allemands enrôlés dans l’armée continentale. Envoyés à Lancaster en Pennsylvanie ou à Frederick Town dans le Maryland, ils reçoivent un accueil chaleureux de la part des fermiers locaux et se reconvertissent dans le commerce, l’agriculture ou l’éducation. Le boulanger Ludwig, lui-même hessois, est optimiste quant à leur rapide intégration.
À l’issue de la guerre d’Indépendance, 17 300 soldats allemands mobilisés dans les deux camps rivaux reviennent en Allemagne. Le bilan humain se monte à 7 500 morts et disparus, ce qui permet aux historiens de penser que 5 000 soldats germanophones ont dû rester en Amérique. Ces chiffres ne tiennent pas compte des retours plus tardifs comme celui de Flohr qui choisit de repartir en Amérique pour y exercer le métier de pasteur, probablement entre 1793 et 1799, date à laquelle sa présence est attestée dans la paroisse de Wythville, en Virginie de l’Ouest.
Notes
Citer cet article
Daniel Fischer, « Le peuplement allemand dans les colonies américaines », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-3-3.html>, consulté le 13-09-2024)