Les Antilles dans les années 1780

Thomas Tricot


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L’archipel des Antilles, qui s’étend de l’île de Cuba au large du Venezuela, est traditionnellement divisé en plusieurs ensembles unis autour d’une même morphologie insulaire. Les Petites Antilles sont composées de petites îles de roche volcanique ou calcaire formant un arc de cercle. Les plus vastes des îles (Cuba, la Jamaïque, Hispaniola – aujourd’hui Haïti et la République dominicaine – et Porto Rico) forment les Grandes Antilles. Plus haut, les îles Keys, les Bahamas et les îles Turques-et-Caïques sont regroupées sous le titre de Caraïbes du Nord. Ces terres éparpillées dans la mer des Caraïbes, « découvertes » par Christophe Colomb et occupées par les Espagnols, attirent l’attention des autres puissances occidentales. Ces nouveaux territoires deviennent l’un des enjeux majeurs de l’affirmation de la domination d’une nation sur le monde : la maîtrise de la mer et des armes ouvre les terres d’Amérique aux prétentions des royaumes de l’Europe de l’Ouest, tant au niveau politique qu’au niveau économique, notamment à partir de la fin du XVIIe siècle.

§    2

Tout au long du XVIIIe siècle, les Antilles sont le lieu d’affrontements entre les puissances occidentales qui souhaitent accroître leur grandeur économique et territoriale. Par sa situation entre les possessions anglaises en Amérique du Nord et les territoires français et espagnols, la mer des Caraïbes est un espace particulièrement convoité par les Occidentaux : les îles les plus développées économiquement attirent l’intérêt des États qui y voient un moyen de domination hors du vieux continent. Lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763), la France et l’Angleterre se disputent la Dominique, qui devient anglaise. Plus d’une décennie plus tard, Saint-Vincent est prise par les Français en 1779 pendant la guerre d’Amérique, avant d’être accordée au camp adverse en 1783. La nationalité des îles des Antilles varie au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle en fonction des guerres, traités et restitutions. La Guadeloupe et la Martinique sont restituées à la France par les Anglais en 1763 ; la Havane est sous domination anglaise durant deux années à la fin de la guerre de Sept Ans avant de redevenir une terre espagnole, enfin, pendant la guerre d’Amérique, les Français occupent de nombreuses îles anglaises (Saint-Christophe, Nevis, Montserrat, Sainte-Lucie, Tobago), dont la majeure partie est rendue suite au traité de 1783.

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Au-delà de la domination territoriale, les Antilles sont vues comme une zone économiquement incontournable en cette fin de siècle : 15% des députés de 1789 sont directement intéressés à l’industrie sucrière de Saint-Domingue1. L’économie est essentiellement une économie de plantation qui repose sur la traite négrière. La culture du sucre, introduite en Amérique autour des années 1720, du café, notamment à Saint-Domingue, de l’indigo et du coton structure ces territoires et leurs ports. La France domine le commerce des Antilles grâce à l’augmentation du nombre de sucreries. La Martinique, la Guadeloupe et l’ouest de Saint-Domingue sont en plein développement au début des années 1780 si bien que Saint-Domingue devient le premier producteur mondial de sucre et de café à la fin des années 1780. L’Angleterre profite également de l’économie transatlantique, en premier lieu avec la Jamaïque, et, en 1773, près du quart des importations britanniques proviennent des Antilles2.

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Cette prospérité est surtout due à l’exploitation des esclaves noirs achetés en Afrique occidentale et menés par bateau dans des conditions extrêmement précaires sur les rives de l’Amérique. Entre la guerre de Sept Ans et la Révolution, les Antilles françaises en reçoivent plus de 400 0003. Les terres dont la culture est majoritairement tournée vers la sucrerie voient progressivement leur démographie dominée par un peuplement d’origine africaine, notamment dans les Petites Antilles. Selon Jean-Pierre Sainton, les troubles politiques et les changements de propriétaires dans les îles de cette région du monde ne remettent pas en cause le système esclavagiste instauré dans ces sociétés, notamment dans les Petites Antilles : « l’esclavage est le système socio-juridique qui unifie et stabilise la structure de base des formations sociales insulaires4 ». Pour maintenir ce système, les États envoient de véritables troupes coloniales sur ces territoires. Dans les années 1770, la marine française entretient quatre régiments d’infanterie coloniale aux Antilles, à la Guadeloupe, à la Martinique, à Port-au-Prince et au Cap-Français5. Pourtant, l’esclavagisme est surtout entretenu par des maîtres qui ont parfois du mal à être contrôlés par un pouvoir royal lointain. Au milieu des années 1780, les planteurs de Saint-Domingue s’opposent aux textes régissant les conditions de travail des esclaves noirs, établissant notamment la possibilité de se plaindre de la conduite du maître. Les planteurs reprochent également à l’administration monarchique sa politique économique qui contraint les colonies à ne commercer qu’avec la métropole6. Un fossé se creuse entre les mentalités des colons et des métropolitains, d’autant plus que la forte présence africaine sur ces territoires favorise l’émergence de nouvelles cultures, dont témoigne la langue créole et l’apparition de rites religieux mélangeant catholicisme et animisme. Face aux mauvais traitements reçus et aux tortures infligées, certains esclaves prennent la fuite. Le « marronnage » apparaît comme une forme de résistance ; quelques bandes de fugitifs s’arment et s’attaquent aux sociétés de plantation de Saint-Domingue avant 1791. Au moment de la Révolution, les opposants à l’esclavage se font de plus en plus entendre en France7.

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Dans les années 1780, les Antilles sont donc un lieu fertile à plusieurs égards. Fertile pour les puissances occidentales qui y voient un moyen d’accroître leur domination par la guerre de territoire et par l’économie de plantation, fertile pour les colons qui fondent leur richesse sur l’exploitation des terres du « nouveau monde ». Pourtant, la remise en cause progressive du système esclavagiste et la montée des révoltes d’esclaves ébranlent quelque peu l’organisation de ces îles, dont l’occupation est principalement dirigée vers l’industrie et le commerce. Sucre, café, coton : les Antilles s’affirment à la fin du XVIIIe siècle comme étant la principale source de matières premières destinées aux Occidentaux.


 Notes

1. Solé (Jacques), Les Révolutions de la fin du XVIIIe siècle aux Amériques et en Europe, Paris, Seuil, Points Histoire, 2005, p. 94-96.
2. Devèze (Michel), Antilles, Guyanes, la mer des Caraïbes de 1492 à 1789, Paris, Société d’édition d’Enseignement supérieur, « Regards sur l’histoire », p. 275.
3. Butel (Paul), Histoire des Antilles françaises, XVIIe–XXe siècle, Paris, Perrin, Pour l’Histoire, p. 165.
4. Sainton (Jean-Pierre) (dir.), Histoire et civilisation de la Caraïbe (Guadeloupe, Martinique, Petites Antilles), t. 2 « Le temps des matrices. Économie et cadres sociaux du long XVIIIe siècle », Paris, Karthala, p. 29.
5. Lesueur (Boris), « Les troupes coloniales aux Antilles sous l’Ancien Régime », Histoire, économie & société, n° 4, 2009, p. 15.
6. Solé (Jacques), Les Révolutions..., op. cit., p. 96.
7. Benot (Yves), La Révolution française et la fin des colonies 1789-1794, Paris, La Découverte, 2004. Dorigny (Marcel), Gainot (Bernard), La Société des Amis des Noirs 1788-1799, Paris, Edicef, 1998.

 Citer cet article

Thomas Tricot, « Les Antilles dans les années 1780 », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-3-4.html>, consulté le 13-09-2024)