L’assaut de la redoute 9 : entre histoire et mémoire

Edern Hirstein


§    1

L’assaut des forces françaises et américaines sur les redoutes anglaises 9 et 10 constitue le tournant du siège de Yorktown. La prise de ces ouvrages défensifs entraîne l’enfermement complet des Anglais sur leur dernière ligne de défense, et permet de sécuriser la seconde parallèle qui se trouvait auparavant sous le feu de ces deux redoutes. Cet événement offre à l’artillerie la possibilité d’atteindre à loisir les cibles à l’intérieur des retranchements ennemis. Les officiers en charge de l’assaut français sur la redoute 9 – le Baron de Vioménil, Guillaume de Deux-Ponts et le Baron de Lestrade – font preuve d’un courage salué par tous. L’opération est un franc succès. Guillaume de Deux-Ponts donne un récit émouvant de cet assaut : « Avec des troupes aussi bonnes, aussi braves, et aussi disciplinées que celles que j’ai eu l’honneur de conduire à l’ennemi, on peut tout entreprendre, et être sûr de réussir si l’impossibilité n’en est pas prouvée ; je leur dois le plus beau jour de ma vie, et le souvenir ne s’en effacera certainement jamais de ma mémoire1 ». Flohr est le seul témoin à noircir le tableau de cet assaut, à évoquer un combat fratricide entre les différentes unités françaises : « Les soldats étaient si acharnés les uns contre les autres, que nos propres hommes s’entre-tuèrent. Les Français s’en prirent à tous les hommes qui portaient uniforme bleu et les transpercèrent de leurs baïonnettes. Or le régiment Deux-Ponts portait aussi du bleu, c’est la raison pour laquelle beaucoup de ses soldats furent tués. » (Flohr, page 111). Comment ces troupes, exemplaires selon Guillaume de Deux-Ponts, pourraient-elles l’être dans ces conditions ?

§    2

Robert A. Selig, historien associé au National Park Service2, a notamment publié un article intitulé « Storming the Redoubts3 » qui reprend à la lettre le témoignage de Flohr, au point de remettre en cause les autres versions de cet assaut données par les journaux des officiers. Les arguments de cet article ont été réutilisés dans un livre de Jerome A. Greene qui s’intitule The Guns of Independance, The Siege of Yorktown 17814. Il se présente comme la monographie de référence sur le siège de Yorktown, qui intègre les plus récentes découvertes, dont le récit de Flohr. Robert A. Selig est présenté dans la préface comme « the researcher who found and first used Flohr’s recollections to advantage5 ». Jerome Greene prend en compte la possibilité d’un combat fratricide pour expliquer le nombre de victimes plus élévé dans les rangs français que parmi les troupes américaines en charge de la redoute 10, ou encore lors des attaques frontales des forces françaises pendant le siège. Jerome Greene cite aussi Selig qui envisage le passage sous silence de cet épisode comme délibéré, puisque : « if widely known, would have greatly damaged the image of the professional soldier that the French were anxious to maintain6 ». Selon Selig, c’est une véritable conspiration du silence qui a empêché la vérité d’éclater au grand jour. Les officiers français en charge de cet assaut, ainsi que les grenadiers et chasseurs y ayant participé auraient délibérément caché à leurs contemporains, leurs camarades, mais aussi aux lecteurs de leurs futurs mémoires ou journaux, le comportement des soldats du régiment Gâtinais auraient tué leurs homologues du Royal-Deux-Ponts autant par inadvertance que par rage ou excitation, au point que « la redoute était jonchée de morts et de blessés, si bien qu’il fallait marcher sur eux » (page 112). Dans Guns of Independence, l’auteur reste circonspect et se contente de reconnaître qu’un tel scénario pourrait expliquer le nombre de morts et de blessés le plus élevé de tout le siège7.

§    3

Depuis la parution du livre de Jerome Greene en 2005, une page internet accessible sur le site « Xenophongroup.com » intitulée « Flohr’s Invention : A revisionist Account of the French Assault on Redoubt 9, Yorktown, 14 October 1781 » fait le point sur la question de façon très critique et argumentée. Ses membres traquent sur internet les « mauvais historiens »8. Les arguments avancés sont les suivants. Premièrement, l’assertion selon laquelle « les Français s’en prirent à tous les hommes qui portaient uniforme bleu » repose sur une compréhension de l’assaut qui n’est pas logique. Le régiment Gâtinais précède en effet le Royal-Deux-Ponts dans l’assaut immédiat au corps à corps de la redoute, qui dure environ dix minutes. Flohr ignore dans son récit l’action des régiments qui font face aux assiégeants, les Anglais et les mercenaires allemands de Hesse et d’Anspach. Ainsi, pour quelles raisons les soldats du Gâtinais s’en prendraient-ils à ceux du Royal-Deux-Ponts, qui sont derrière eux, à la baïonnette, alors que les ennemis sont devant eux ? Le deuxième argument est statistique. Le régiment Gâtinais qui entre en premier sur la redoute souffre de plus de pertes que le Royal-Deux-Ponts. Troisièmement, il faut prendre en compte les conditions décrites par Flohr de ce combat fratricide, l’obscurité, « l’acharnement des uns envers les autres ». Seuls les français du Gâtinais souffrent de ce handicap visuel aux conséquences tragiques. Dans le récit, ni le Royal-Deux-Ponts, ni les troupes anglaises ne semblent affectées par l’obscurité. De plus, Flohr indique bien par la suite que les Anglais bombardent la redoute enlevée de haute lutte par les troupes françaises, mais seulement après ce combat fratricide, et que le sol est jonché de cadavres. Flohr précise qu’à cause de ce bombardement « nous eûmes à y endurer de grosses souffrances » (page 112) sans donner plus de précisions. Ce bombardement a-t-il été si inefficace ? Flohr semble plus enclin à mettre les morts et les blessés sur le compte du combat entre Français et Allemands que sur celui de la défense anglaise ou du bombardement qui suit l’attaque. Le dernier des arguments est sûrement le plus convaincant. L’auteur de cette page internet remet très justement en cause le statut de témoin visuel de Flohr, et donc sa participation personnelle à l’assaut de la redoute n° 9.

§    4

Il est essentiel de resituer ce récit dans l’ensemble du journal de campagne produit par Flohr, ce que l’auteur de ce texte n’était pas en mesure de faire. Or comme il l’indique dans le titre même de son travail, Flohr compose le « Récit du voyage en Amérique effectué par le très glorieux régiment de Deux-Ponts sur mer et sur terre de 1780 à 1784 ». À ce titre, il utilise quasi-systématiquement la première personne du pluriel dans son récit des faits, à l’inverse d’autres mémoires de guerre, comme celui par exemple de Joseph Plumb Martin, un autre acteur du siège de Yorktown. Nous avons mis en lumière, et ce, à plusieurs reprises, dans l’annotation critique de ce manuscrit, l’utilisation indifférenciée du pronom « nous » aussi bien pour évoquer des actions auxquelles Flohr participe (par exemple : « le 6, nous repartîmes pour 14 miles jusqu’à Wilmington », page 72) que lors d’épisodes où il n’est pas. Cela est particulièrement flagrant lorsque Flohr décrit la capture en mer d’un détachement du Royal-Deux-Ponts par un navire anglais, puis la captivité de ce détachement sur l’île de la Jamaïque (pages 274-281). Il utilise ce « nous » omniprésent alors qu’il est au Venezuela depuis plusieurs semaines et qu’il raconte à la première personne du singulier plusieurs anecdotes qui lui sont arrivées personnellement (« Il y a aussi une espèce d’arbres ici sous lesquels on enfle autant que la peau le permet (...) que j’ai vu moi-même et par quoi j’ai été touché... » (page 268). Le récit de la prise de la redoute 9 est du même acabit, il s’agit vraisemblablement d’une anecdote, intégrée par Flohr dans sa narration, sous couvert d’exhaustivité documentaire. Car, si Flohr avait réellement participé à cet assaut célébré et glorieux, pourquoi n’aurait-il pas relaté ce moment crucial de sa campagne à la première personne comme il le fait à d’autres endroits ?

§    5

Un deuxième élément permet d’affirmer que Flohr n’est pas un témoin oculaire des événements survenus dans la nuit du 14 octobre 1781. Comme il l’indique lui-même, ce sont les grenadiers et les chasseurs des régiments Gâtinais et Royal-Deux-Ponts qui sont désignés pour l’attaque de la redoute 9, or au feuillet 75, Flohr indique que : « ce jour-là, à midi, l’ordre fut donné aux grenadiers et chasseurs du régiment Royal-Deux-Ponts et Gâtinois, qu’ils avaient à se rassembler, vers le soir, sur l’aile droite, près de l’entrée des tranchées, côté américain. Vers le soir, ils se rassemblèrent, en effet, sur l’aile droite, comme l’ordre en avait été donné » (page 103). « Ils se rassemblèrent » et non pas « nous nous rassemblâmes ». Puis, au sujet de la récompense accordée aux régiments pour cette attaque, (page 112) : « Après notre retour en France, le comte Christian de Deux-Ponts, colonel du régiment, redemanda auprès la cour, l’autorisation de faire précéder le régiment, quand il serait en marche, de ce mortier qu’ils avaient conquis lors d’un assaut si périlleux, ce qui lui fut très gracieusement accordé ». L’auteur ne s’inclut clairement pas dans le groupe des attaquants. D’autres indices encore parsèment le texte, ainsi, plus tôt dans la narration. Le 7 septembre, Flohr note à la page 72 : « nous repartîmes pour 12 miles jusqu’à Head-of-Elk, une petite ville au bord d’un beau fleuve au trafic intense appelé Elk. Là tous les grenadiers et chasseurs de l’armée embarquèrent pour se rendre à Jamestown puis à Williamsburg », mais il ne précise pas qu’il embarque avec eux. Il en est de même plus tard dans la narration, à la page 207 : « dès notre arrivée nous fumes embarqués. Les grenadiers, les chasseurs ainsi que la première compagnie de fusiliers furent embarqués sur le navire de guerre Le Brave. Les autres compagnies sur un navire baptisé l’Ile de France ». Flohr n’embarque pas sur le navire Le Brave, mais sur l’Île de France. Flohr est un simple fusilier, et, à ce titre, il n’a pu participer à l’assaut de la redoute n° 9. Il semble ainsi que les premiers lecteurs du manuscrit de Flohr ont considéré à tort le « nous », expression d’un collectif fluctuant au long du récit, comme une preuve suffisante pour donner à Flohr le statut de témoin visuel d’un fait qu’il n’a pas vécu mais qu’on lui a relaté. Une lecture trop rapide du texte de Flohr risque de faire manquer l’une des caractéristiques majeures du journal de Flohr : sa portée mémorielle collective9.

§    6

Si Flohr n’a pas assisté à cet événement, mais l’a seulement entendu évoquer, ce qu’il rapporte n’est pas pour autant erroné. Dans son premier article publié consacré à Flohr, Robert A. Selig note : « On April 22, I780, he transferred to the elite company of chasseurs under Captain Christian Ludwig Phillip von Sundahl10 ». L’article de 1995 du même auteur reprend cette information11, qui est cette fois-ci bien plus utile puisqu’elle apporte une preuve de la présence de Flohr pendant l’assaut. Or, les registres régimentaires indiquent très clairement que Flohr quitte l’armée en août 1784 en tant que fusilier12. Il quitte à ce moment la compagnie dite « de Sundahl », du nom de son capitaine‑commandant. Il s’agit de la quatrième compagnie du premier bataillon. Sundahl est à la tête de cette compagnie sur une liste datée du 26 juin 1783. Par contre, toujours selon Tröss, Flohr fait partie de la compagnie Von Böse à son entrée dans le régiment. Or, von Böse est un officier qui ne figure plus sur la liste du 26 juin 1783. Ainsi, selon toute vraisemblance, c’est le capitaine de Sundahl qui remplace von Böse à la tête de la 4ème compagnie entre 1775 et 1780, et non pas Flohr qui est transféré dans une prétendue compagnie d’élite, la compagnie des Chasseurs qui est d’ailleurs une compagnie distincte. Au regard de ces éléments, quelles sont donc ces sources qui permettent à Selig de donner à Flohr le statut de chasseur, et par là-même de témoin visuel ?

§    7

Selon la page internet de la Société des Cincinnati de France (branche française de l’organisation d’anciens officiers crée par Georges Washington le 3 septembre 1783), le « commentateur de 1995 » – Selig qui n’est pas nommé – est jugé coupable « d’être allé jusqu’à inventer sa mutation aux chasseurs, en donnant même la date ». Le compte rendu de cette controverse reprend certains des arguments de la page du Xenophongroup. Cependant, l’objet de cette page est autre car selon son auteur : « [la prise de la redoute 9] est devenue l’enjeu d’un lobby communautaire local acharné à prouver le rôle décisif de quelques militaires d’origine germanique dans la victoire de Yorktown. Il s’agit de forger, dans l’histoire de la lutte pour l’indépendance des États-Unis, une image plus positive que celle des Hessois pour un état-nation qui n’existait pourtant pas encore à cette époque ». Ainsi, la promotion du témoignage de Flohr au sujet de ce combat fratricide ne s’est pas circonscrite à une publication académique, elle est présente sur le lieu même de la redoute n° 9, sur le site historique de la bataille de Yorktown. Ces quelques lignes extraites du journal de Flohr figurent même sur un panneau explicatif « offert par un généreux donateur au National Park Service13 ». Au moment de l’installation de cette pancarte, le site expliquait que depuis 2006 se déroule devant la redoute 9 une cérémonie organisée en l’honneur du « régiment allemand de Zweybrücken » à laquelle a déjà participé le Maire de la ville de Zweybrücken et dont les délégation françaises sont écartées. La Société des Cinncinnati de France, associée au Souvenir Français, a donc riposté en organisant une contre-célébration de l’assaut de la redoute 9. De plus, elle demande au National Park Service d’enlever certains passages de la pancarte, qui selon ces organisations, « tendent à détourner sur un autre pays la reconnaissance d’un haut fait entièrement français ». Ce débat, actuellement sans suite faute d’un réel travail d’archive, témoigne néanmoins des enjeux soulevés par le manuscrit de Flohr. Ce document d’une richesse encore méconnue ne peut être seulement envisagé à partir de ce court passage, ni réduit à cette simple fonction. Les lecteurs de sa transcription ou de sa traduction pourront le mesurer.


 Notes

1. Green (Samuel Abbott), Wiggins (J. K.), Parsons Lunt (W. M.) (trad. & éd.), My Campaigns in America, a journal kept by Count William de Deux-Ponts 1780-1781, Boston, 1868, p. 61.
2. Cet organisme fédéral américain est chargé de l’entretien et de la promotion des sites historiques, dont le site du siège de Yorktown.
3.Selig (Robert A.), « Storming the Redoubts », Military History Quarterly, volume 8, n° 1, 1995, p. 24.
4. Greene (Jerome A.), « The Guns of Independance, The Siege of Yorktown 1781 », Savas Beattie, New York, 2005.
5. « Le chercheur qui a trouvé, et qui, le premier, a interprété les souvenirs de Flohr ».
6. « Si cela s’était su, [cet épisode] aurait grandement nui à l’image de soldat professionnel que les Français étaient soucieux de maintenir ».
7. « Whether Flohr’s account of what happened inside the redoubt are accurate will never be known with certainty », Ibid. p. 253. « La véracité de la version de Flohr à propos de ce qui s’est passé à l’intérieur de la redoute ne pourra jamais être établie avec certitude. »
8. Ces derniers ne citent néanmoins pas leurs sources.
9. À ce sujet, on verra Hirstein (Edern), « Le Journal de Flohr, à la croisée des mondes et des pratiques d’écritures », mémoire de master 2 dirigé par Madame Isabelle Laboulais, Professeure d’Histoire Moderne à l’Université de Strasbourg, 2013.
10. Selig (Robert A.), « A german soldier in America 1780-1783, the journal of Georg Daniel Flohr », The William and Mary Quarterly, third series, vol. 50, n° 3, juillet 1993, p. 575-590. « Le 22 avril 1780, il fut transféré dans la compagnie d’élite des Chasseurs sous le commandement du Capitaine Christian Louis Phillip von Sundahl ».
11.Idem, , « Storming the Redoubts », Military History Quarterly, volume 8, n° 1, 1995, p. 24.
12. Tröss (Karl-Rudolf), Das Regiment Royal-Deux-Ponts, Gesammelte Beiträge zur Geschichte des Regiments, Stadtverwaltung Zweibrücken, Juli 1983.
13. Les citations du dernier paragraphe sont issue du site de la société des Cincinnati de France, dont voici la page exacte : http://www.cincinnatidefrance.fr/histoire/171-yorktown-la-capture-des-redoutes

 Citer cet article

Edern Hirstein, « L’assaut de la redoute 9 : entre histoire et mémoire », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-4-2.html>, consulté le 13-09-2024)