Le régiment Royal-Deux-Ponts

Grégoire Binois

Daniel Fisher


§    1

Georg Daniel Flohr sert dans le régiment Royal-Deux-Ponts, levé sur les terres allemandes et françaises du duc. Il s’agit de l’un des nombreux régiments étrangers qui combat au service de la France. À la veille de la Révolution, on compte vingt-deux régiments étrangers dans les armées royales ce qui représente, selon André Corvisier, près de 20% des effectifs1. La présence d’étrangers au sein de l’armée française est un phénomène ancien qui permet aux monarques de compléter leurs troupes en s’attachant le service de mercenaires. À l’époque moderne, alors que les effectifs militaires augmentent, cette pratique se généralise. Comme le souligne Maurice de Saxe en 1748, recruter des étrangers revêt un triple intérêt pour la France : « un Allemand nous sert pour trois hommes ; il en épargne un au royaume, il en ôte un à nos ennemis et il nous sert pour un homme2 ». Après l’échec des recrutements directs effectués dans l’Empire par une agence spécialisée à Hambourg (en 1735), la monarchie française se tourne, sous l’impulsion de Maurice de Saxe, vers l’établissement de traités négociés, que ce soit avec le prince de Nassau-Sarrebruck en 1745, ou avec le duc Christian IV de Deux-Ponts en 1756. Ce procédé permet aussi de s’attacher le service des princes d’Empire. C’est donc dans une optique diplomatique autant que militaire qu’est levé le régiment Royal-Deux-Ponts en 1757, renouant avec la vieille tradition d’alliance des deux puissances3.

§    2

Pour ce faire, le duc Christian IV de Deux-Ponts perçoit 80 000 florins annuels (plus tard 40 000 florins, mais la France se charge alors des frais de fonctionnement du régiment). L’épicentre du recrutement doit être le duché de Deux-Ponts (Zweibrücken, aujourd’hui en Rhénanie-Palatinat). Cependant, la difficulté rencontrée pour l’enrôlement des soldats pousse assez vite les sergents recruteurs à se tourner vers d’autres provinces d’Allemagne, ainsi que vers la Lorraine et l’Alsace4. Des affiches sont placardées dans tout cet espace germanophone, des sergents recruteurs sillonnent les villages du Palatinat, se montrant généreux en eau-de-vie et en promesses. Les recrues acceptent de s’enrôler par désir de parcourir le monde, pour fuir la pauvreté, en espérant apprendre à lire, à écrire, à danser et à manier l’épée comme le promettent les sergents recruteurs, ou encore pour suivre un ami enrôlé, comme Georg Daniel Flohr, qui d’après Selig, accompagne un certain David Wittmer ainsi que d’autres connaissances originaires de Sarnstall et d’Annweiler, qui s’engagent dans le régiment5.

§    3

Une fois enrôlées, ces recrues revêtent l’uniforme du régiment Royal-Deux-Ponts qui se compose d’un pantalon blanc, d’un habit bleu roi avec retroussis, rouges à l’origine, jaunes ensuite, et des boutons argentés. L’étendard, modifié en 1770, représente une Croix de Saint-André, des lys royaux en or, une couronne royale et le blason des ducs de Deux-Ponts. Les soldats perçoivent une solde, ainsi que leur femme, qui sont entretenues tant qu’elles restent avec l’armée6. Initialement divisé en trois bataillons, le régiment Royal-Deux-Ponts passe à quatre en 1760, pendant la guerre de Sept Ans. Il est alors commandé par le baron de Closen, aux ordres de Soubise. Dès le conflit terminé, il est ramené à deux bataillons.

§    4

La question du commandement du régiment est épineuse. Elle renvoie aux multiples stratégies personnelles et familiales qui cherchent à assurer un statut aux fils illégitimes de Christian IV de Deux-Ponts. Tombé amoureux de la catholique Marianne Camasse lorsqu’il la voit danser sur la scène de l’opéra de Mannheim, le duc de Deux-Ponts, protestant, conçoit deux fils hors mariage : Christian et Guillaume de Forbach. Christian IV abjure le protestantisme et épouse la roturière en 1757, soit l’année même où l’accord de création du régiment est signé. En 1764, une décision royale réserve le commandement du régiment à l’aîné des comtes de Forbach. Ce commandement n’a rien d’une sinécure pour les deux fils de la comtesse de Forbach, qui rêvait d’en faire de grands généraux comme Turenne ou le maréchal de Saxe (lui-même de naissance illégitime). Ils reçoivent leur formation militaire à l’école d’artillerie et d’ingénieurs de Bapaume, puis, à partir de 1770, à l’école du génie de Mézières. Christian de Deux-Ponts entre au Royal-Deux-Ponts comme sergent en 1768, il est nommé sous-lieutenant le 20 avril de la même année, au moment où le régiment se trouve en garnison à Strasbourg. En juillet 1769, le Royal-Deux-Ponts participe aux manœuvres de Compiègne devant le roi, qui se montre satisfait du commandement de l’aîné des jeunes Deux-Ponts. Il est donc promu en 1772 colonel de régiment en qualité de lieutenant-colonel du Royal-Deux-Ponts, en garnison à Sélestat. En 1775, le duc Christian IV de Deux-Ponts, propriétaire du régiment, meurt brutalement des suites d’un accident de chasse. Ses deux fils étant illégitimes, c’est son neveu, Charles Auguste, qui devient duc. Ce dernier refuse d’abord de voir le régiment commandé par ses cousins, mais un arrangement est finalement trouvé : le nouveau duc reste propriétaire du régiment, et Christian peut en prendre la tête. Le 2 octobre 1777, Christian associe son frère Guillaume, nommé alors lieutenant-colonel du régiment Royal-Deux-Ponts7.

§    5

En 1780, le Royal-Deux-Ponts fait partie du corps expéditionnaire dirigé par le comte de Rochambeau, envoyé en Amérique soutenir les insurgés contre les Anglais. Le régiment qui embarque à Brest le 4 avril 1780 se compose alors à 60% d’Allemands et à 40% d’Alsaciens-Lorrains. Répartis sur cinq navires (l’Eveillé, le Vénus, le Comtesse de Noailles, le Loire et l’Ecureuil), le régiment compte 69 officiers (dont 31 Français, d’Alsace et de Lorraine surtout, 25 du Saint-Empire et 12 d’autres petits Etats européens), 1 013 sous-officiers et fantassins (dont 491 Alsaciens-Lorrains), 6 femmes et 3 enfants8. La traversée et la campagne américaine sont bien connues grâce aux journaux qu’en rapportent le comte Guillaume de Deux-Ponts, le baron Ludwig von Closen, fils du premier commandant de ce régiment en 1757, capitaine du régiment Royal-Deux-Ponts et officier d’ordonnance de Rochambeau, et enfin Georg Daniel Flohr.

§    6

Débarquées à Rhode Island, les troupes font toute la campagne, elles s’illustrent tout particulièrement lors du siège de Yorktown. Le comte Guillaume de Deux-Ponts est le premier à pénétrer dans la redoute anglaise9. Pour remercier le régiment de sa bravoure, les Américains lui donnent des canons anglais10.

§    7

La question des pertes humaines que connaît le régiment a fait l’objet de plusieurs études. La première est constituée par un ouvrage intitulé Les combattants français de la guerre américaine, 1778-178311. Basé sur les contrôles de troupes, il est critiqué dans les années 1930 par Warrington Dawson dans deux ouvrages : Les Français morts pour l’Indépendance Américaine de septembre 1781 à août 178212, et « les 2 112 Français morts aux États-Unis de 1777 à 1783 en combattant pour l’indépendance américaine »13. Pour cet auteur, l’évaluation faite à partir des registres de contrôle de troupes est biaisée à cause des « passe-volants », ces hommes enrôlés comme figurants lors des revues. Croisant un grand nombre de sources, allant des contrôles de troupes aux registres d’état-civil, l’historien dénombre 2 112 soldats français morts en Amérique des suites des combats14. Le régiment Royal-Deux-Ponts aurait donc perdu 49 soldats aux États-Unis. Se penchant sur les lieux de décès, il montre également que la majorité des hommes sont morts, non pas à Yorktown même, mais à Williamsburg et à Baltimore, où étaient situés les principaux hôpitaux militaires.

§    8

Embarquant à Boston à l’hiver 1781, le régiment Royal-Deux-Ponts attend la signature de la paix dans les Antilles, avant de rentrer à Brest en 1783. À son retour, il prend garnison à Landau, où Georg Daniel Flohr passe ses neuf derniers mois de service jusqu’à sa démobilisation qui intervient en 1784. Le régiment est ensuite à Phalsbourg, Belfort, Huningue et à Neuf-Brisach où il se trouve quand éclate la Révolution en 178915. En 1791, Christian de Deux-Ponts quitte l’armée, et le régiment Royal-Deux-Ponts change de nom pour devenir le 99e régiment d’infanterie. Il perd son statut de régiment étranger pour être pleinement intégré à l’armée française. Il participe ainsi à de nombreuses victoires révolutionnaires et napoléoniennes, de Valmy à Austerlitz.


 Notes

1. Corvisier (André), Histoire militaire de la France, volume 2, Paris, PUF, 1992.
2.Ibid.
3. Le duché de Deux-Ponts était, jusqu’au début des années 1730, une possession du roi de Suède. Le duché participait donc de l’alliance de revers franco-suédoise visant à contenir l’Empire durant tout le XVIIe siècle.
4. L’Alsace était traditionnellement une terre de recrutement. Ses habitants étaient réputés pour être de bons soldats. Par ailleurs, jusqu’en 1727, les recruteurs français n’avaient pas le droit d’opérer au-delà des Vosges. Les soldats alsaciens étaient donc disputés par les Allemands et par les Suisses.
5. Selig (Robert A.), « A German soldier in America, 1780-1783, the journal of Georg Daniel Flohr », The William and Mary Quarterly, vol. 50, n° 3, juillet 1993, pages 575-590.
6. Contrairement aux idées reçues, l’armée d’Ancien Régime n’est pas un milieu exclusivement masculin. Un certain nombre de femmes et d’enfants suivent en effet les troupes. Ainsi, le Journal politique, ou gazette des gazettes raconte qu’une femme du régiment, Elisabeth Ebert, embarquée enceinte à Brest, accoucha à son arrivée à Rhode Island. Cette femme porta son nourrisson pendant toute la campagne, refusant les propositions alléchantes des américains désireux de racheter le nouveau né. Devant le courage de cette femme, le régiment lui fit don de 25 louis d’or à son retour en France. L’épisode fut édifié en exemple dans le numéro d’avril 1784 de la gazette. Journal politique, ou gazette des gazettes, première quinzaine d’avril 1784, Bouillon, 1784.
7. Bavière (Adalbert, de), Der Herzog und die Tänzerin. Die merkwürdige Geschichte Christians IV. von Pfalz-Zweibrücken und seiner Familie, Neustadt, Pfälzische Verlaganstalt GmbH, 1966.
8. Balliet (Pierre), Pallasch (Waltraud), « Elsässer und Lothringer im Regiment Royal Deux-Ponts », Bulletin du cercle généalogique d’Alsace, 2007, n° 157, n° 158, n° 159 et n° 160, p. 5-7, 65-67, 125-127, 183-185.
10. L’un d’eux est conservé aux Invalides.
11.Les combattants français de la guerre américaine, 1778-1783, ministère des affaires étrangères, Paris, 1903.
12. Dawson (Warrington), Les Français morts pour l’Indépendance Américaine de septembre 1781 à août 1782, Œuvres latines, 1931.
13.Idem, « les 2 112 Français morts aux États-Unis de 1777 à 1783 en combattant pour l’indépendance américaine », Journal de la société des américanistes, tome 28, n° 1, 1936, p. 1-154. Ces études sur les pertes ont été utilisées dans le débat qui oppose Selig à groupe Xenophon (cf. notice L’assaut de la redoute 9 : entre histoire et mémoire).
14. Il ne comptabilise donc pas les morts en mer.
15. Susane (Louis), Histoire de l’ancienne infanterie française, Paris, Coréard, 1853.

 Citer cet article

Grégoire Binois, Daniel Fisher, « Le régiment Royal-Deux-Ponts », dans Isabelle Laboulais (éd.), Flohr. Le voyage en Amérique, ARCHE UMR3400, 2020 (édition numérique : <https://estrades.huma-num.fr/flohr-expo/fr/article/fr-article-2-4.html>, consulté le 13-09-2024)