De mirabili divina dispensatione et ortu beati Gregorii papæ

Transcription d'après L6-1

De l’admirable grâce de Dieu et de la naissance de Grégoire, pape de Rome.

[1] [folio 63r] MAarcus regnauvit prudens valde qui tāntum vunicum filium et filiam habebat quos m̄ultum dilexit. Cum vero ad ſenectutem peruveniſſet, infirmitas grauvius eum apprehendit. qQui cum vidiſſet quod viuvere nōn poſſet, fecit vocari omnes ſatrapas imperiji et ait : « Karissimi, ſcire debetis quod hodie ſpm̄iritum deo debeo reddere. nNōn habeo tāntum periculum in anima mea. Ssicut de filia mea quod eām matrimonio non tradidi. Et ideo, tu fili qui es heres meus, tibi precipio ſub mea benedictione vut eam maritari facias tām honorifice ſicut decet et medio tempore ſicut te ipſum oīmni die euām in honore habeas.. » Hijis dictis vertit ſe ad parietem et ſpiritum emiſit. eDe cuijus morte plānctus magnus factus eſt in ciuvitate et ſatis honorifice eum ſepulture tradiderunt.
[1]Marc régna avec beaucoup de sagesse. Il n’avait qu’un seul fils et qu’une seule fille, qu’il aimait tous deux beaucoup. Quand il atteignit l’âge de la vieillesse, une grave maladie s’abattit sur lui. Après s’être rendu compte qu’il ne pourrait pas vivre plus longtemps, il convoqua tous les gouverneurs de l’empire et dit :« Mes très chers amis, sachez que je dois rendre l’âme à Dieu aujourd’hui.Je n’ai pas plus grande inquiétude en mon âme que celle qui concerne ma fille puisque je ne l’ai pas donnée en mariage. Voilà pourquoi, mon fils, toi qui es mon héritier, je t’ordonne par mon âme de la marier conformément à son rang, comme il sied, et, en attendant, de veiller à son honneur tous les jours comme tu veilles au tien. » Après avoir prononcé ces paroles, il se tourna vers le mur et rendit l’âme. Sa mort provoqua de grandes lamentations dans la cité et on l’ensevelit avec de grands honneurs.
[25-2] Poſt hoc vero filius ſatis prudenter incepit regnare, ſororem ſuam īn omni honore habere quām miro modo dilexit in tantum quod oīmni die licet nobiles ſe cum eſſent in mēnſa in vuna cathedra ex oppoſito eijus ſedebat et ad inuvicem cōmmedebant et in eadem camera in lectis ſeparatis ijacebānt.
[25]Ensuite, son fils se mit à régner avec sagesse, à honorer sa sœur en toute chose et à l’aimer d’une curieuse manière et si fort que quotidiennement, bien que les nobles fussent à table avec lui, il s’asseyait sur une chaise en face d’elle et ils mangeaient ensemble et couchaient dans la même chambre, dans des lits séparés.
[35] Accedit vuna nocte quod tēmptacio grauvis eum accepit quod ei videbatur ſpiritūm emittere niſi cum ſorore ſua libidinem ſuām poſſet implere. dDe lecto ſurrexit et ad ſororēm ſuam perrexit q̄uam dormientem inuvenit, excitauvit eam. JIlla ſic excitata ait. : « O domine, ad quid veniſti iſta hora ? » [folio 63v] Qui reſpōndit. : « nNiſi te cūm dormiām amitto vitām meām. » qQ̄ue ait : « aAbſit a me tale peccatūm perpetrare. aAd memoriām reducite quomōdo pater noſter te onerauvit in ſua bn̄enedictiōne an̄te mortēm ſuām quod me haberes īn omni honore. Si tale peccatūm perpetrares offēnſionēm dei nōn euvaderes nec hoīminum confuſionēm. » At ille. : « qQuomōdocūmque fiat, voluntatēm meām adimplebo. » dDormiuvit cūm ea. Hoc facto ad proprium ſtatum redijit. Puella vero amare fleuvit et conſolari n olebat. JImperator vero qmuantum potuit ſolacium ei prebebat et miro modo magis ac magis eam dilexit.
[35]Une nuit, il arriva qu’une telle tentation s’emparât de lui qu’il se dit qu’il rendrait l’âme s’il ne parvenait pas à satisfaire son désir avec sa sœur. Il se leva de son lit, se dirigea vers sa sœur qu’il trouva endormie et la réveilla. Ainsi réveillée, elle s’écria : « Ô seigneur, pourquoi es-tu venu à cette heure-ci ? » Il répondit : « Si je ne couche pas avec toi, je perdrai la vie ! » Elle rétorqua : « Loin de moi l’idée de commettre un tel péché ! Souvenez-vous qu’avant sa mort notre père t’ordonna par son âme de toujours veiller à mon honneur. Si tu commettais un tel péché, tu n’échapperais ni à la condamnation de Dieu ni au mépris des hommes. » Et lui de dire : « Quoi qu’il arrive, j’accomplirai ma volonté ! » Ainsi, il coucha avec elle. Après cet acte, il retourna dans son lit. Cependant, la jeune fille pleura et était inconsolable. L’empereur lui apporta autant de réconfort qu’il put et se mit curieusement à l’aimer de plus en plus fort.
[60] pPoſt hoc vero circa dimidium ānnūm illa in cathedra ſedebat in mēnſa. fFrater eijus intime eam aſpexit. Eet ait : « kKariſſima, quid tibi eſt. ? Jam facies tua eſt mutata in colore et oculi tui in nigredinem mutantur.. » At illa : « mMirum non eſt quia ſum imp̄regnata et per conſequens confuſa. » JIlle hoc audiens vultra quam credi poteſt cōntriſtatus eſt, fleuvit amare et ait. : « pPereat dies in qnua natus ſum ! qQuid faciām, ego penitus ignoro.. » Que ait : « dDomine, fac conſilium meum. Et post factum non penitebis. Nos nōn ſumus primi qui grauviter deūm offenderunt. Hic prope ēst vunus miles ſenex cōnſiliarius patris noſtri. dDe cuijus conſilio pater noſter semper eſt operatus. Vocetur [folio 63v] ille et ſub ſigillo confeſſionis omnia ei dicemus. iIlle vero vutile conſilium dabit nobis et quod ſatiſfaciemus deo et obprobrium mundanum euvadere poterimus. . » Ait rex : « mMichi bene placet, ſed primo ſtudeamus deo reconſiliari.. » Confeſſi ſūnt ambo corde puro cum contricione magna.
[60]Au bout de six mois, alors qu’elle était attablée sur une chaise, son frère l’observa attentivement et dit : « Ma très chère dame, qu’as-tu ? Le teint de ton visage a changé et tes yeux ont noirci. » Elle répondit : « Cela n’a rien d’étonnant, car je suis enceinte et par conséquent honteuse. » En entendant ces propos, son frère fut attristé au-delà de ce qui est imaginable. Il pleura amèrement et dit : « Maudit soit le jour où je suis né ! J’ignore totalement ce que je dois faire. » Elle dit : « Seigneur, suis mon conseil, tu ne le regretteras pas. Nous ne sommes pas les premiers à avoir gravement offensé Dieu. Près d’ici vit un vieux chevalier, un conseiller de notre père. Celui-ci a toujours agi selon son conseil. Fais-le venir et nous lui dirons tout sous le sceau de la confession. Il nous donnera un conseil utile, afin que nous nous rachetions auprès de Dieu et que nous échappions à l’opprobre de ce monde. » Le roi dit : « Cette proposition me plaît beaucoup. Efforçons-nous cependant d’abord de nous réconcilier avec Dieu. » Ils se confessèrent tous deux d’un cœur pur et avec une grande contrition.
[91] Facta confeſſione miſerunt pro milite et totūm priuvate cum fletu retuliſſent. At ille. : « dDomine, ex quo eſtis deo reconſiliati audite conſilium meum vut confuſionem mundanām euvadere poſſitis. Pro peccatis veſtris ac patris veſtri terrām ſanctam debetis viſitare et tali die omnes ſatrapas regni tui in p̄reſencia tua conuvocare. Deinde hec verba per ordinem dicere. : ‹ kKarissimi, terram ſanctam viſitare volo. nNullum heredem preter ſororem vunam habeo ſicut ſcitis. cCui in abſencia mea ſicut corpori meo debetis obedire.. › eEt poſt hoc michi coram omnibus dicere : ‹ Et tibi, kariſſime, dico ſub pena vite tue vut ſororis mee cuſtodiam habeas. › eEgo vero manucapio tam priuvate et ſecute cuſtodire quod nullus tempore partus nec an̄te nec poſt de caūsu vrōestro ſciet nec tm̄amen cūm vuxore mea que oportet mīniſtrare cūm maīnibus proprijis. » Ait rex : «. bBonūm ēst conſiliūm , oīmnia abimplebo que michi dicitis.. » ſStatim fecit omnes ſatrapas conuvocari [folio 64r] Eet omnia a principio vuſque ad finem, ſicut ſuperius ēst ſcriptum, conſilium militis adimpleuvit. Cum omnia verba conſūmmaſſet, vale omnibus fecit, ad terram sanctam perrexit.
[91]Après la confession, ils envoyèrent chercher le chevalier et lui racontèrent tout secrètement et en pleurant. Il dit : « Seigneur, puisque vous vous êtes réconciliés avec Dieu, écoutez mon conseil afin d’échapper au déshonneur du monde. Pour vos péchés et ceux de votre père, vous devez vous rendre en Terre Sainte et convoquer devant vous tous les princes de votre royaume un jour donné. Puis, vous direz ces paroles : ‘Mes très chers seigneurs, j’ai décidé d’aller en Terre Sainte et je n’ai nul héritier hormis une sœur, comme vous le savez. En mon absence, vous devrez lui obéir comme à moi-même.’ Ensuite, en présence de tout le monde, vous me direz : ‘Très cher ami, je t’ordonne, sous peine de mort, de garder ma sœur.’ Quant à moi, je la garderai si secrètement et dans un endroit si sûr que personne, ni avant ni après l’accouchement, n’apprendra votre situation, hormis ma femme qui devra la servir personnellement. » Le roi répondit : « Voilà un bon conseil ! Je ferai tout ce que tu m’as dit. » Aussitôt, il rassembla tous les gouverneurs et fit tout du début à la fin conformément au conseil cité précédemment. Après avoir prononcé toutes ces paroles, il prit congé de tous et partit pour la Terre Sainte.
[125] Miles vero dominām ſororēm regis ad castrūm ſuum duxit. Cum autem vuxor militis hoc vidiſſet, domīno ſuo occurrit et ait. : « Domine miji reuverende, qualis domina iſta ēst ? » Qui ait : « dDomina noſtra ſoror regis eſt. Jura michi per deum omnipotentēm ſub pena vite tue vut quic̄quam tibi dixero omnia habebis in ſecreto. ! » At illa. : « dDn̄omine, preſto ſum.. » Cum autem ijuraſſet ait miles. : « Domina noſtra per dominūm noſtrum regem eſt inpregnata, quare tibi precipio vut nulla creatura miniſtret ei., excep̄ta tua perſona., Jita vut principium medium et finis omīnia ſint ſecreta.! » At illa. : « dDomine, oīmnia iſta fideliter adimplebo.. » Domina ad cameram priuvatam ēst introducta et ſatis ſplendide ei miniſtrabatur.
[125]Le chevalier, quant à lui, conduisit la reine, la sœur du roi, en son château. En les voyant, la femme du chevalier courut à sa rencontre et dit : « Mon très respectable seigneur, qui est cette dame ? » Il répondit : « C’est notre souveraine, la sœur du roi. Jure-moi, par Dieu tout-puissant et sous peine de perdre la vie, que tu garderas secret tout ce que je te dirai ! » Elle répondit : « Seigneur, j’agirai comme vous l’entendez. » Quand elle eut prêté serment, le chevalier dit : « Notre reine est enceinte de notre seigneur, le roi. C’est pourquoi je t’ordonne de veiller à ce que nulle autre personne que toi ne la serve afin que le début, le milieu et la fin demeurent entièrement secrets. » Elle répondit : « Seigneur, je me conformerai loyalement à tout cela. » Elle conduisit la dame dans une chambre qui lui était réservée et elle la servit avec les plus grands égards.
[147] Cum tēmpus pariendi eſſet filium formoſum peperit. Miles cum hoc audiſſet ait : « domine. : « O domina kariſſima, bonūm ēst ac vutile ſacerdotēm vocari vut puerum baptizet.. » Que ait : « dDeo meo vouveo quod ille qui eſt inter fratrēm et ſororem genitus per me baptiſmūm non habebit.. » Ait miles : « ſScitis, ḡrauve peccatum eſt inter vos et dominum [folio 63r] incmeum cōmmiſſum, n olite propter hoc animām pueri occidere.! » Ait domina : « vVotum vouvi qd’uod firmiter tenebo , ſed tibi precipio vut dolium vacuum michi apportes. » Qui ait : « pPreſto ſum.. » dDolium ſe cum ad camerām portari fecit. JIlla vero decenter puerum in cunabulo reclinauvit et in paruvis tabellis hec q̄ue ſequuntur ſcripſit : « kKariſſimi, ſcire debetis quod puer iſte non eſt baptizatus quia inter fratrem et ſororēm genitus ēst. JIdeo propter dei amorem baptizetur et ſub capite eijus pondus theſauri inuvenietis cūm quo ipſum nutrire faciatis., ad pedes argēnti pondus cum quo studium excerceat.. » Cum omīnia iſta erant ſcripta tabellas in cunabulo ſub latere pueri ponebat, aurūm ſub capite., argēntum ad pedes. dDeinde cūm pannis ſericis ac de auratis cunabulum cooperuit. Hoc facto militi p̄recepit vut cunabulūm infra doliūm poneret et in mari proijeceret vut nataret vubicumque deus diſponeret. Miles vero omnia adimpleuvit.
[147]Quand le moment d’accoucher fut venu, elle mit au monde un beau garçon. Après l’avoir appris, le chevalier lui dit : « Ô ma très chère dame, il est bon et utile d’appeler un prêtre pour qu’il baptise ce garçon. » La dame répondit : « J’ai promis à mon Seigneur de ne pas faire baptiser l’enfant né d’un frère et d’une sœur. » Le chevalier répliqua : « Vous savez qu’un grave péché a été commis entre vous et mon seigneur. Ne tuez pas pour autant l’âme de cet enfant ! » La dame dit : « J’ai fait un vœu et je le respecterai scrupuleusement. Je t’ordonne cependant de m’apporter un tonneau vide. » Celui-ci répondit : « Il en sera fait ainsi. » Il fit amener un tonneau dans la chambre. La dame déposa le garçon, comme il convenait de le faire, dans un berceau et écrivit ce qui suit sur de petites tablettes : « Très chers amis, sachez que ce garçon n’est pas baptisé car il est né d’un frère et d’une sœur. Qu’il soit néanmoins baptisé pour l’amour de Dieu. Vous trouverez sous sa tête une livre d’or grâce à laquelle vous l’élèverez, et à ses pieds une livre d’argent afin qu’il étudie. » Après avoir écrit tout ce texte, elle posa les tablettes dans le berceau à côté de l’enfant, l’or sous sa tête, l’argent à ses pieds, puis couvrit le berceau de tissus de soie incrustés d’or. Une fois tout cela accompli, elle ordonna au chevalier de déposer le berceau dans le tonneau et de le jeter à la mer pour qu’il soit emporté là où Dieu le déciderait. Le chevalier se conforma à tout cela.
[187] Cum doliūm proijectūm in mari fuiſſet., miles tam diu ijuxta mare ſtetit ̄quam diu doliūm natare videret. Hoc facto ad dominam redijit, ſed cum ijuxta caſtrum ſuum veniſſet., Nnūncius regis de terra ſancta ei obuviabat, ait ei : « kKariſſime, vunde veīnis ? » Qui ait : « dDe terra ſancta venio. – [folio 64v] e>Et quales rumores habetis. ? » Et ille : « Dominus meus rex mortuus eſt., et corpus ſuum ad vunūm de castris ſuis eſt ductum.. » Miles hoc audiens fleuvit amare. VUxor eijus superuveniens cum de morte imperatoris audiſſet vultra ̄quam credi poteſt dolebat. Miles ſurrexit et ait vuxori ſue : « N olite flere ne domina noſtra percipiat. Nichil ei dicemus quouſque a puerperio reſurgat. » Miles post hos ſermones ad dominam intrauvit. VUxor eijus ſequabatur eum. Cum domina eos reſpexiſſet et eos deſolatos perpendit ait : « kKariſſimi, propter quam cauſam eſtis triſtes ? » At illi : « dDomina non ſumus triſtes., ſed pocius gaudēntes., quia liberata eſtis a grauvi periculo in quo fuiſtis. » At illa : « iIta non eſt. iIndicate michi, n olite aliquid celare a me ſiuve bonum ſiuve malum.. » Ait miles : « qQuidam nūnctius de terra ſancta venit, de domino noſtro rege fratre veſtro qui narrat rumores. – Que vocetur nunctius ! » qQui cum veniſſet ait ei domina : « Quomodo eſt de domino meo. ? » Qui reſpondit. : « dDominus veſter mortuus eſt., et eijus corpus de terra ſancta tranſlatum eſt ad caſtrum ſuūm et cum patre veſtro ſepelietur.. » Domina cum hoc audiſſet ad terram cecidit. Miles vidēns dolorem domine in terrām ijacuit. VUxor militis cum eis ac [folio 64v] nunctius Oomnes iſti per magnum ſpacium ijacebānt et in eis pre magno dolore non est vox neque ſenſus. Domina vero poſt magnum ſpacium ſurrexit, crines capitis traxit., faciem vuſque ad ſanguinis effuſionem dilatauvit et alta voce clamauvit. : « Heu michi, pereat dies in qua concepta eram., non illa non numeretur in qua ſum nata. Quantas habeo iniquitates et c̄etera. JIn me ſunt cōmpleta. Perijit ſpes mea, fortitudo mea, frater meus vunicus, dimidium anime mee. qQ̄uod faciām ego de cetero penitus ignoro. » Surrexit miles et ait. : « O domina kariſſima, audite me. Si propter dolorem te ipſam necauveris., totum regnum peribit. Tu ſola es derelicta et ijure hereditario regnum tibi debetur. Si ergo te ipſam occideris regnum ad extraneos cōnuvolabit. Surgamus ergo et ad locūm vubi corpus ijacet accedamus et honorifice eūm ſepeliemus. Deinde ſtudeamus quomodo imperiūm regere debemus. » JIlla vero ex verbis militis confortata ſurrexit., et cūm honeſta comitinva ad caſtrum fratris ſui acceſſit. Cūm autēm intraſſet., corpus regis ſuper feretrūm inuvenit. ſSuper corpus cecidit. A planta pedis vuſque ad verticem oſculata eſt eum. Milites vidēntes nimium dolorem in ipſa de funere dominam extraxerunt. [folio 65r] et in cameram introduxerunt et corpus ſatis honorifice ſepulture tradider̄unt.
[187]Après avoir mis le tonneau à la mer, le chevalier resta au bord de l’eau jusqu’à ce qu’il vît le tonneau s’éloigner. Puis, il retourna auprès de sa dame. Cependant, en s’approchant de son château, il vit venir à sa rencontre un messager du roi qui rentrait de la Terre sainte. Il lui demanda : « Mon ami, d’où viens-tu ? » Celui-ci répondit : « Je viens de la Terre sainte. – Et quelles nouvelles ramènes-tu ? » Le messager dit : « Mon seigneur le roi est mort et son corps a été ramené dans l’un de ses châteaux. » En apprenant cette nouvelle, le chevalier pleura amèrement. Quand son épouse apprit, à son arrivée, la mort de l’empereur, elle eut du chagrin au-delà de ce qui est imaginable. Le chevalier se leva et dit à son épouse : « Ne pleure pas pour que notre dame ne remarque rien. Ne lui disons rien jusqu’à ce qu’elle se relève de son accouchement. » Après avoir prononcé ces propos, le chevalier entra dans la chambre de sa dame. Son épouse le suivit. En voyant leur tristesse, la dame demanda : « Mes très chers amis, pourquoi êtes-vous tristes ? » Ils répondirent : « Ma dame, nous ne sommes pas tristes, mais au contraire heureux que vous ayez échappé à un grand danger qui vous menaçait. » Elle rétorqua : « Il n’en est rien. Expliquez-moi et ne me cachez rien, que la nouvelle soit bonne ou mauvaise ! » Le chevalier dit : « Un messager rentrant de Terre sainte rapporte des nouvelles au sujet de notre seigneur le roi, votre frère. » Et elle d’ordonner : « Qu’on appelle le messager ! » Lorsque le messager se présenta, la dame lui dit : « Qu’en est-il de mon seigneur ? » Il répondit : « Votre seigneur est mort et son corps a été ramené de Terre sainte à l’un de ses châteaux pour y être enterré auprès de son père. » En apprenant cette nouvelle, la dame s’effondra par terre. Voyant le chagrin de sa dame, le chevalier s’effondra sur le sol également, de même que son épouse et le messager. Tous demeurèrent atterrés pendant longtemps, n’ayant plus ni voix ni entendement en raison de leur profond chagrin. Au bout d’un temps considérable, la dame se releva, s’arracha les cheveux, se lacéra le visage jusqu’au sang et s’écria d’une voix forte : « Malheur à moi, maudit soit le jour où je fus conçue et que celui de ma naissance disparaisse du calendrier ! Tant de malheurs se sont abattus sur moi, tant de choses se sont accomplies en moi ! J’ai perdu l’espoir, ma force, mon frère unique, la moitié de mon âme. J’ignore complètement ce que je ferai de l’autre moitié. » Le chevalier se leva et dit : « O ma très chère dame, écoute-moi. Si tu te donnes la mort à cause de ton chagrin, tout le royaume périclitera. Il ne reste que toi et le royaume te revient de droit par héritage. Si tu te tues, le royaume tombera entre des mains étrangères. Levons-nous donc et allons à l’endroit où repose le corps et enterrons-le avec honneur. Ensuite, nous réfléchirons à la façon de diriger le royaume. » Réconfortée par les paroles du chevalier, la dame se leva et se rendit avec une honorable compagnie au château de son frère. En découvrant à son arrivée le corps du roi sur la bière, elle se jeta sur lui. De la plante des pieds au sommet de la tête, elle l’embrassa. En voyant l’immense douleur que leur reine éprouvait à cause de ce chagrin, les chevaliers la firent sortir, la conduisirent dans une chambre et inhumèrent le corps avec de grands honneurs.
[273] Poſt hoc q̄uidam dux bBurgundie ſolēmpnes nuncios ad eam miſit vut ei in vuxorem conſentiret. JIlla vero ſtatim reſpondit : « qQuām diu vixero virum non habebo.. » Nūnciji hec audientes voluntatem eijus domino nunciabant. Dux hec audiens indignatus eſt cōntra eam et ait. : « Si eam habuiſſem Rrex illius regni fuiſſem, ſed ex quo me vilipēndebat de regno ſuo parum gaudebit.. » eExcercitūm collegit, regnum intrauvit, cōmburebat et occidit et infinita mala perpetrabat et victoriam in omni bello optinuit. Domīna ad q̄uandam ciuvitatem bene muratam fugam pecijit. JIn qua erat caſtrum fortiſſimum et in ea per m̄ultos annos permanſit.
[274]Puis, le duc de Bourgogne envoya à la reine des messagers afin de lui demander officiellement qu’elle consente à l’épouser. Or, elle rétorqua aussitôt : « Aussi longtemps que je vivrai, je n’épouserai aucun homme ! » Après avoir appris sa volonté, les messagers l’annoncèrent à leur maître. Après avoir entendu ces propos, le duc en fut indigné et dit : « Si je l’avais épousée, j’aurais été roi de ce pays, mais puisqu’elle a dédaigné mon offre, elle ne profitera pas longtemps de son pays. » Il rassembla une armée, envahit le pays, l’incendia, sema la mort, commit de nombreux crimes et remporta la victoire à chacune de ses batailles. La dame se réfugia dans une cité entourée d’une solide muraille et abritant un château-fort, et y demeura pendant de nombreuses années.
[294] Jam ad puerum proijectum in mari redeamus. dDolium cūm puero per multa regna trānſijit quouſque ijuxta cenobium monachorūm peruvenit et hoc feria ſexta. Eodem die abbas illius monaſteriji ad litus maris perrexit et piſcatoribus ſuis ait. : « kKariſſimi, eſto( te parati ad piſcandum.. » JIlli vero recia ſua parabant. dDum vero prepararēnt dolium cūm fluctibus maris ad terrām peruvenit. Ait abbas ſeruvis ſuis. : « Ecce doliūm, aperiatis et videatis q̄uod ibi lateat.. » JIllei vero dolium aperuerunt et ecce [folio 65r] puer paruvus pānnis precioſis inuvolutus abbatem reſpexit et riſit. Abbas vero totaliter de viſu contriſtatus ait. : « O deus meus, quid ēst hoc quod inuvenimus ? » pPuerum in cunabulo proprijis manibus eum leuvauvit, tabellas ſub latere eijus inuvenit q̄uas mater ibidem poſuit, aperuit et legit quod puer ille inter fratrem et ſororem eſſet genitus nec baptizatus, ſed propter dei amorem vut ſacramentūm baptiſmi ei daretur., Ddeinde cum auro quod ad caput eijus inveniretur nutriretur et ad pedes argentum per qd’uod ſtudiūm excerceret. Abbas cum hec legiſſet et cunabulūm pannis precioſis ornatum vidiſſet, intellexit quod puer de nobili ſanguine eſſet, ſtatim eum baptizari fecit et ei propriūm nom̄en impoſuit, ſcilicet gGregorius, et puerum ad nutriendūm vuni piſcatori tradidit., Ddanſque ei pondus quod inuvenit.
[294]Revenons maintenant au garçon jeté à la mer. Le tonneau dans lequel il se trouvait traversa de nombreux pays jusqu’à ce qu’il parvînt près d’une abbaye de moines. Ce fut un samedi. Ce jour-là, l’abbé du monastère descendit au bord de la mer et dit aux pêcheurs : « Mes chers amis, préparez-vous à la pêche. » Et ceux-ci préparèrent leurs filets. Alors qu’ils étaient ainsi affairés, le tonneau parvint avec les flots jusqu’à la côte. L’abbé dit à ses serviteurs : « Voilà un tonneau. Ouvrez-le et regardez ce qu’il renferme ! » Quand ils ouvrirent le tonneau, le petit garçon emmitouflé de draps précieux regarda l’abbé et lui sourit. Profondément consterné par ce spectacle, l’abbé s’écria : « Ô mon Dieu, qu’est-ce que c’est ? Nous avons trouvé un garçon dans un berceau ! » Il le souleva de ses propres mains, découvrit sous le corps de l’enfant les tablettes que sa mère y avait déposées, les ouvrit et lut que le garçon avait été conçu par un frère et sa sœur et qu’il n’avait pas été baptisé, mais aussi qu’il fallait lui donner le sacrement du baptême pour l’amour de Dieu, puis l’élever avec l’or qui se trouvait sous sa tête et l’amener aux études avec l’argent qui était à ses pieds. Après avoir lu tout ce texte et vu que le berceau était orné de draps précieux, l’abbé comprit que l’enfant était de sang noble. Aussitôt, il le fit baptiser, lui donnant son propre nom, à savoir Grégoire, puis remit l’enfant à l’un des pêcheurs pour qu’il l’élève et lui donna la livre qu’il avait trouvée.
[335] pPuer vero creſcebat et ab omnibus dilectus quouſque ſeptem annos in etate compleuviſſet. Abbas ſtatim ad ſtudium eum ordīnauvit. JIn quo miro modo profecit, omnes monachi cenobiji tam̄quam ſuum monachum dilexerūnt. Puer vero infra pauca tēmpora omnes in ſciencia tranſcendit.
[335]Le garçon grandit et fut aimé de tous. Dès qu’il atteignit l’âge de sept ans, l’abbé l’envoya à l’école. Il y fit de tels progrès qu’il gagna la sympathie de tous les moines qui le considéraient comme l’un des leurs. En peu de temps, il dépassa tous les autres par son savoir.
[345] Accedit quodām die vut cūm filius piſcatoris cum pila quadam pila luderet et dictūm piſcatorēm [folio 65v] patrem ſuum eſſe credidit, Aa caſu filium piſcatoris cum pila leleſit. JIlle ſic percuſſus amare fleuvit, domi perrexit. et matri conqueſtus eſt dicens : « gGregorius frater meus me percuſſit.. » Mater hec audiens foras exiuvit. et dure arguebat eum dicens. : « O gGregori, qua audacia filium meum percuſſiſti.. cum tamen q̄ualis es et vunde ignoramus. ? » Ait ille : « O mater dulciſſima., nōnne filius tuus ſum ego. ? qQuare talia michi improperas ? » Que ait : « fFilius meus non es et vunde ſis ignoro. Sed vunum ſcio quod in quodam dolio inuventus fuiſti. Abbas te michi ad nutriendum dedit. JIlle cum hec audiſſet fleuvit amare.
[345]Il arriva un jour que, alors que le fils de ce même pêcheur qu’il prenait pour son père jouait avec une balle, il blessa involontairement ce fils de pêcheur avec la balle. Après avoir reçu ce coup, le fils pleura amèrement, rentra chez lui et se plaignit à sa mère en disant : « Grégoire, mon frère, m’a frappé ! » En apprenant cela, la mère sortit et disputa Grégoire durement en lui disant : « Ah Grégoire, quelle audace tu as eue de frapper mon fils alors que nous ignorons qui tu es et d’où tu viens ! » Celui-ci rétorqua : « Ô ma très chère mère, ne suis-je donc pas ton fils ? Pourquoi me fais-tu de tels reproches ? » Elle répondit : « Tu n’es pas mon fils. J’ignore d’où tu viens et ne sais qu’une chose : tu as été trouvé dans un tonneau. L’abbé t’a confié à moi pour que je t’élève. »
[367] Ad abbatem perrexit et ait : « O domine mi, diu vobiſ cum ſteti. cCredebam me filiūm piſcatoris fuiſſe cum tamen nōn ſum. Et ideo parēntes meos ignoro. Si placet me ad miliciām promouveas Qquia hic amplius non manebo. » Ait abbas : « O fili, n oli talia cogitare ! Omnes monachi in domo exiſtentes miro modo te diligunt., in tantum quod poſt deceſſum meum in abbatēm te promouvebunt. » Ait ille : « dDomine, ſn̄ine dubio non expectabo donec ad parentes meos peruvenero. » Abbas hec audiens ad theſaurum ſuum acceſſit et tabellas quas in cunabulo ſuo inuvenit ei oſtendit dicens : « Nunc fili, [folio 65v] lege interius et qualis es clare inuvenies.. » Cum vero legiſſit quod inter fratrem et ſororem eſſet geni tus, ad terram cecidit et ait : « Heu michi, quales parēntes habeo. ! Ad terram ſanctam pergām et pro peccatis parentūm pungnabo et ibi vitam finiam. Peto ergo, domine, inſtaunter., vut me ad miliciam promouveas. » qQd’uod et fecit. Cum autēm licenciām de receſſu recepit factus eſt planctus magnus in cenobio, dolor in populo et in circuito lamentacio.
[367]En apprenant cela, il pleura amèrement, alla voir l’abbé et lui dit : « Ô mon maître, je suis resté longtemps auprès de vous. Je croyais être le fils du pêcheur, mais puisque je ne le suis point et ignore qui sont mes parents, alors, s’il te plaît, arme-moi chevalier, car je ne resterai pas plus longtemps ici ! » L’abbé dit : « Ô fils, n’envisage pas de tels projets ! Tous les moines vivant dans cette abbaye t’aiment d’un amour extraordinaire et tellement grand qu’ils t’éliront abbé après ma mort. » Grégoire répondit : « Maître, il est certain que je n’aurai point de cesse que je n’aie trouvé mes parents. » Après avoir entendu ces propos, l’abbé alla chercher le trésor et les tablettes qu’il avait trouvées dans le berceau et les lui montra en disant : « Mon fils, lis à présent ce qui est écrit sur ces tablettes et tu apprendras clairement qui tu es ! » Après avoir lu qu’il avait été engendré par un frère et sa sœur, Grégoire s’effondra sur le sol et dit : « Malheur à moi ! Quels parents ai-je donc ! J’irai en Terre sainte me battre pour les péchés de mes parents et finirai ma vie là-bas. Maître, je te demande donc instamment de m’armer chevalier. » Celui-ci accomplit ce souhait. Quand Grégoire reçut la permission de partir, il y eut de grandes lamentations dans l’abbaye, des pleurs parmi le peuple et du chagrin aux alentours.
[400] Ad mare ſe tranſtulit et cōnuveīnit cum nautis vut eum ad terram ſanctam ducerent. Cūm vero nauvigaſſent ventus erat eis oppoſitus et ſubito ducti ſūnt ad eāndēm ciuvitatēm in q̄ua erat mater eijus īn caſtro. Qualis eraat ciuvitas aut quod regnūm penitus naute ignorabant. Cum autem ciuvitatēm miles intraſſet., quidam ciuvis ei occurrebat. et ait ei. : « dDomine, quo tenditis ? » Et ille : « Hoſpicium q̄uero. » Ciuvis vero ad domum ſuam cūm tota familia ſua duxit et ſplendide eis miniſtrauvit. Cum vero in m̄enſa ſederent., dominus gGregorius hoſpiti dixit. : « dDomine, q̄ualis ēst ciuvitas illa et q̄uis dn̄ominus iſtius terre ? » At ille : « Kariſſiēme, vunūm virum valēntēm imperatorēm habuimus q̄ui mortuus ēst in terra ſancta q̄ui nullūm heredēm p̄reter ſuām ſororēm poſt ſe reliq̄uit. Quidam dux eam in vuxorēm pecijit, que nullo mōdo copulari intēndit. [folio 66r] JIlle ex hoc indignatus totum regnum iſtud excepta ciuvitate iſta manu forti acq̄uiſiuvit.. » Ait miles. : « nNūmquid ſecretum cordis mei potero ſecure propalare. ? » At ille : « dDomine, eciam cum omni ſecuritate. » Qui : « mMiles ſum per gladium, ſi placet die craſtina ad palacium pergas et cum ſeneſcallo ſermonem de me facias quod ſi ſallarium michi dederit pro ijusticia domine iſto anno pugnabo.. » Ait ciuvis : « nNon dubito, domine, quin de aduventu tuo gaudebit toto corde. Die craſtina ad palacium pergam et finem huijus rei faciām. »
[400]Il descendit à la mer et convint avec les marins qu’ils le conduisent en Terre sainte. Mais alors qu’ils naviguaient, ils connurent un vent contraire et furent amenés subitement à la cité où vivait sa mère dans un château. Les marins ignoraient totalement quelle était cette cité et quel était ce pays. Quand le chevalier entra dans la cité, un bourgeois vint à sa rencontre et lui dit : « Seigneur, où allez-vous ? » Celui-ci répondit : « Je cherche une auberge. » Le bourgeois le conduisit à sa maison, où se trouvait toute sa famille, et le servit comme un prince. Quand ils furent attablés, le seigneur Grégoire dit à son hôte : « Seigneur, quelle est cette cité et qui est le seigneur de cette terre ? » L’hôte répondit : « Mon très cher ami, nous avions un empereur, un vaillant homme, mais il est mort en Terre sainte sans laisser derrière lui d’autre héritier que sa sœur. Un duc l’a demandée en mariage mais elle a refusé de l’épouser. Il s’en est offusqué et a conquis tout le pays avec une forte armée, hormis cette cité. » Le chevalier dit : « Puis-je confier le secret de mon cœur en toute sécurité ? » Il répondit : « Oui, seigneur, en toute sécurité. » Grégoire dit : « Je suis un chevalier. Si tu es d’accord, tu iras au palais demain et parleras de moi au sénéchal et tu diras que s’il me donne un solde, je me battrai pendant un an pour les droits de sa reine. » Le bourgeois dit : « Seigneur, je suis sûr qu’elle se réjouira de tout cœur de ton arrivée. Demain, j’irai au palais et accomplirai cette mission. »
[440] Mane ſurrexit, ad ſeneſcallūm perrexit et de aduventu eijus intimauvit. JIlle non modicum gaudens pro domīno gGregorio nuncium deſtinauvit. Cum eum vidiſſet domine eſt preſentatus et multum cōmmendatus. Quem cum vidiſſet intime eum reſpexit, ſed quod erat filius eijus penitus ignorabat, ipsa eum ſubmerſum a multis annis credidit. Seneſcallus īn preſencia domine eum conduxit vut per integrum annum ei miniſtraret. Die craſtina ad bellūm ſe parauvit, adeſt dux in campo cum excercitu magno, dominus gGregorius bellum aggreditur, omēnes penetrauvit quouſque ad ducem peruvenit quem in eodēm loco occidit et caput eijus amputauvit et victoriam obtinuit. [folio 66r] Miles vero poſt hec de die in diēm proficiebat, fama eijus vundique circuibat ſic quod antequām ānnus fuiſſet completus totum regnum a manibus inimicorūm acquiſiuvit.
[440]Dès son lever le lendemain matin, il alla voir le sénéchal pour l’informer de l’arrivée du chevalier. Le sénéchal se réjouit beaucoup et envoya le messager chercher le seigneur Grégoire. Après l’avoir vu, il le présenta à sa dame en le recommandant avec insistance. À son arrivée, elle l’observa attentivement tout en ignorant complètement que c’était son fils. Elle le croyait noyé depuis de nombreuses années. En présence de sa reine, le sénéchal engagea le chevalier pour qu’il la serve pendant toute une année. Dès le lendemain, Grégoire se prépara à la guerre. Le duc était sur le champ de bataille avec une grande armée. Le seigneur Grégoire se lança à l’attaque et perça toutes les lignes jusqu’à ce qu’il parvînt au duc. Il le tua sur le champ en lui tranchant la tête et remporta la victoire. Après cet exploit, le chevalier vola de succès en succès, et sa gloire se répandit si vite qu’en moins d’une année il libéra tout le pays des mains des ennemis.
[467] Deinde ad ſeneſcallum venit et ait : « kKariſſime, vobis cōnſtat in quo ſtatu vos inuveni et ad quem ſtatum duxi. Rogo ergo, trade michi ſallarium q̄uia intendo pergere ad aliud regnūm. » Ait ſeneſcallus. : « Domine, plus meruiſti q̄uam ex cōnuvencione tenemur tibi. JIdeo ad dominām noſtram pergam vut de ſtatu ac mercede finem faciam.. » Cūm aūtutem ad dominam veniſſet ait. O domina kariſſima, dicām vobis aliqua verba proficua, ex defectu capitis omīnia mala ſustinuimus, ideo bonum eſt virum accipere per quem poterimus de cetero ſecuri eſſe. Regnum veſtrum in diuvicijis habūndat. Et ideo virum propter diuvicias recipere non conſulo. VUnde ignoro vubi melius ad honorem veſtrum et commodum tocius populi poteritis virum accipere quam dominūm gGregorium.. » JIlla vero ſolebat ſemper reſpōndere : « vVouveo deo quod nūm̄quam copulabor viro.. » Sed ad verbum ſeneſcalli diem deliberacionis conſtituit ad reſpondēndūm. Adeſt vero dies, cunctis audiēntibus domina dixit. : « Ex quo dominus gGregorius valide nos et regnum noſtrum de manibus [folio 66v] inimicorum liberavuit eum in virum accipiam. » Hec audientes gauviſi ſunt valde. Diem nupciarum conſtituit. Ambo cūm magno ijubilo et cōnſensu tocius imperiji in matrimonio ſunt conijuncti filius cum matre propria. Sed quales eſſent vutrique ignorabant. Facta eſt inter eos dilectio magna.
[467]Puis, il alla voir le sénéchal et dit : « Mon très cher ami, vous savez dans quelle situation je vous ai trouvés et vers quel état je vous ai menés. Je vous prie donc de me donner mon solde, car j’ai l’intention de me rendre dans un autre pays. » Le sénéchal répondit : « Seigneur, tu as mérité plus que ce que nous te devons selon notre accord. C’est pourquoi je vais aller voir notre dame pour te verser son salaire conformément à la situation. » En arrivant devant sa reine, il dit : « Ô ma très chère dame, je vais vous tenir des propos qui vous seront profitables. Par manque de chef, nous avons enduré bien des malheurs. C’est pourquoi il est bon que vous épousiez un homme qui puisse nous protéger contre d’autres malheurs. Votre pays regorge de richesses. C’est la raison pour laquelle je ne conseille pas de choisir un homme pour sa fortune. Par conséquent, j’ignore où vous pourriez trouver un homme plus conforme à votre honneur et plus profitable à votre peuple que le seigneur Grégoire. » Elle avait l’habitude de toujours répondre : « J’ai promis à Dieu de ne jamais épouser aucun homme. » Or, après les propos du sénéchal, elle fixa une assemblée où elle donnerait sa réponse. Le jour venu, la dame dit à tous ceux qui l’écoutaient : « Comme le seigneur Grégoire nous a vaillamment libérés, ainsi que notre royaume, des mains de nos ennemis, je l’épouserai. » Ils se réjouirent beaucoup d’entendre ces paroles. On fixa un jour pour les noces et c’est avec une grande liesse et l’accord de tout le royaume que fut uni, par les liens du mariage, le fils à sa propre mère. Cependant tous deux ignoraient l’existence de ce lien. Ils s’éprirent l’un de l’autre d’un grand amour.
[509] Accidit quadām die. quod dominus gGregorius ad venandum perrexit. Ait quedām ancilla domine. : « O domina kariſſima, nunquid dominum noſtrum regem in aliquo offendiſtis ? » Que ait. : « iIn nullo ! Credo quod in mundo non inuveniuntur duo ad inuvicem ligati in matrimonio qui tāntum ſe diligūnt mutuo ſicut dominus et ego. Scilicet dic michi, kariſſima, quare protuliſti talia verba ? » At illa : « Omni die quando ponitur menſa dominus noſter rex illam camerām priuvatam intrat letus, ſed cum exit lamentaciones ac fletus emittit. Deinde faciem lauvat. Sed quare hoc ſit penitus ignoro. » Domina cum hoc audiſſet cameram illam ſola intrauvit, de foramine in foramen intime reſpexit donec ad illud foramen venit in quo tabelle erant quas ſingulis diebus ſolebat legere quomodo inter fratrem et ſororem genitus eſſet. tTunc amare fleuvit. JIlle enim erant tabelle que in cunabulo ſuo erānt inuvēnte. [folio 66v] Domina vero cum tabellas inuveniſſet ſtatim noticiam illarum habebat. Aperuit ſcripturām, legit de manu propria. JIntra ſe cogitabat. : « Nun̄quam homo iſte ad tabellas veniſſet niſi filius meus eſſet. ? » iIncepit alta voce clamare ac dicere. : « Heu michi, quod ſum nata ac in mundo editata, vutinam in die cōncepcōionis mee mater mea fuiſſet extincta ! » Cūm eſſet in aula clamor. Audientes milites domine. ad dominām cucurrerunt cum ceteris. et illam ijacentem in terra inuvenerunt. et per longum tempus circa eām ſteterūnt antēquam verbum ab ea habere potuerūnt. Deinde os aperuit et ait : « Si diligitis vitam meam ſtatim dominum meum querite.. »
[509]Un jour, il arriva que le seigneur Grégoire partît à la chasse. Une servante dit à la dame : « Ô ma très chère dame, avez-vous offensé notre maître le roi d’une quelconque manière ? » Elle répondit : « Nullement ! Je pense que nulle part au monde on ne trouve deux personnes unies par les liens du mariage qui s’aiment autant que mon seigneur et moi-même. Dis-moi donc, ma très chère amie, pourquoi as-tu proféré de tels propos ? » Elle expliqua : « Tous les jours, quand on dresse la table, notre seigneur le roi entre de bonne humeur dans cette chambre privée. Toutefois, quand il en ressort, il pousse des soupirs et pleure, puis se lave le visage. J’ignore complètement pourquoi il se comporte ainsi. » Après avoir appris cela, la dame entra seule dans la chambre et inspecta tous les coins et recoins jusqu’à ce qu’elle découvrît la cachette où se trouvaient les tablettes où Grégoire avait l’habitude de lire tous les jours qu’il était engendré par un frère et une sœur. Alors, la reine versa d’amères larmes, car c’étaient les tablettes qu’on avait trouvées dans le berceau. En voyant les tablettes, elle les reconnut aussitôt. Elle les ouvrit et lut le texte elle-même. Elle réfléchit en se disant : « Est-ce que cet homme aurait été en possession de ces tablettes s’il n’avait pas été mon fils ? » Elle s’écria à haute voix : « Malheur à moi d’être née et d’avoir grandi en ce monde ! J’aurais préféré que ma mère expire le jour de ma conception ! » Attirés par les cris dans la salle, les chevaliers de la reine et tous les autres accoururent et découvrirent leur souveraine gisant sur le sol. Ils restèrent un long moment autour d’elle avant de pouvoir obtenir d’elle une parole. Puis, elle ouvrit la bouche et dit : « Si vous tenez à me garder en vie, alors dépêchez-vous d’aller chercher mon seigneur. »
[558] Milites hec audiēntes ſtatim equos aſcenderūnt et ad imperatorem equitabant. et ei dixerunt : « dDomine, regina in periculno mortis ijacet. » JIlle hoc audiens luſum dimiſit et ad caſtrum perrexit. Camerām in qua domina ijacuit intrauvit. Domina cum illum vidiſſet ait : « O domine, omnes exeant preter vos vut nullus audiat q̄ue vobis dixero.. » Cum autem omnes eſſent expulſi ait dn̄omina. : « O karissiēme, de q̄ua progeīnie es tu dicite m̄ichi. ! » qQ̄ui ait : « iIſta eſt mirabilis q̄ueſtio. ſScias ſn̄ine dubio quod de longinq̄ua terra ſūm ego. » eE t illa. : « dDeo vouveo quod niſi dixeris m̄ichi veritatēm me cito moriēntēm videbis. » [folio 67r] Cui ait : « eEt ego dico tibi qd’uod pauper eram nichil habens p̄reter arma mea cum quibus vos et totum regnum a ſeruvitute liberauvi. » At illa : « dDic michi modo de qua terra es oriendus et qui erant parēntes tui et niſi michi veritatem dixeris nūm̄quam cibum guſtabo.. » Et ille : « vVobis de veritate fatear. Quidam abbas ab infancia me nutriuvit et michi ſepius dixit quod in quodam dolio me inuvenit infra cunabulūm et ab illo tempore vuſque in pn̄resens me nutriuvit quouſque in partes iſtas veni.. » Domina cūm hec audiſſet tabellas ei oſtēndit et ait : « nNūmq̄uid iſtas tabellas noſti. ? » JIlle cum tabellas vidiſſet ad terram cecidit. JIlla vero ait : « O fili dulciſſime, tu es filius meus vunicus, tu es maritus meus et dominus meus, tu es filius fratris mei et meus. O fili dulciſſime, in dolio cūm iſtis tabellis poſui te poſt̄quam peperi te. Heu michi, quare de vuluva eduxiſti me, domīne deus meus, quia tot mala ſunt per me perpetrata. ? » Fratrem meum propriūm congnouvi et te ex me genui, vutinam cōnſumpta eſſem ne oculus meus videret, fuiſſēm quaſi non eſſem de vutero ! » Et c̄etera. Ad murum caput percuſſit. et ait : « O domine deus meus, ecce filius meus, maritus meus et ſfilius fratris mei.. » Ait dominuſi gGregorius : « Credebam me euvaſiſſe [folio 67r] periculum et ijam in rethe dyaboli cecidi. dDimitte me, dn̄omine, vut plangam miſeriam meam ! Ve michi ve. ! Ecce mater mea, amica mea, vuxor mea. Ecce ſic dyabolus concludit me. » Mater cum in filio tāntum dolorem vidiſſet ait. : « O fili dulciſſei me, pro peccatis noſtris peregrinabo toto tempore vite mee. Tu vero regnum gubernabis.. » Qui ait : « nNon fiet ita, in regno, mater, exſpectabis, ego vero peregrīnabor donec a deo peccata noſtra ſint dimiſſa.. »
[558]À ces mots, les chevaliers se mirent aussitôt en selle, chevauchèrent jusqu’à l’empereur et lui dirent : « Seigneur, la reine s’est effondrée et est en péril de mort. » En apprenant cela, Grégoire abandonna sa partie de chasse, retourna au château et pénétra dans la chambre où gisait la reine. En le voyant, elle dit : « Ô seigneur, que tout le monde sorte hormis vous-même pour que nul n’entende ce que je vous dirai ! » Après avoir expulsé tout le monde, la reine dit : « Ô mon très cher ami, dis-moi quelle est ton origine ! » Il répondit : « Voilà une étrange question ! Tu sais sans nul doute que je viens d’une terre lointaine. » Et elle d’insister : « Je jure par Dieu que, si tu ne me dis pas la vérité, tu me verras aussitôt mourir. » Il dit : « Et moi, je te dis que j’étais pauvre sans rien d’autre que mes armes quand j’ai libéré tout votre pays et vous-même de la servitude. » Elle rétorqua : « Dis-moi maintenant de quel pays tu es originaire et qui étaient tes parents. Si tu ne me dis pas la vérité je ne m’alimenterai plus. » Il répondit : « Je vais vous avouer la vérité. Un abbé m’a élevé depuis mon enfance et il m’a souvent répété m’avoir trouvé dans un berceau déposé dans un tonneau. Il m’a élevé depuis cette époque et jusqu’au moment où je suis arrivé dans cette région. » En apprenant cela, la reine lui montra les tablettes et dit : « Reconnais-tu ces tablettes ? » En voyant les tablettes, il s’effondra sur le sol. Elle dit : « Ô mon très tendre fils, tu es mon fils unique, tu es mon mari et mon seigneur. Tu es le fils de mon frère et le mien. Ô mon très tendre fils, je t’ai déposé dans le tonneau avec ces tablettes après t’avoir mis au monde. Malheur à moi ! Pourquoi m’as-tu fait sortir des entrailles de ma mère, Seigneur mon Dieu ? Car j’ai commis tant de péchés. J’ai connu mon propre frère charnellement et je t’ai conçu. J’aurais préféré disparaître pour afin que personne ne me voie. J’aurais préféré n’être jamais sortie des entrailles de ma mère ! » Elle cogna sa tête contre le mur et dit : « Ô Seigneur mon Dieu, voici mon fils, mon mari et le fils de mon frère ! » Le seigneur Grégoire dit : « Alors que je croyais avoir échappé au danger, me voilà pris dans les rets du diable. Laisse-moi partir, dame, pour que je pleure ma misère. Malheur à moi, malheur ! Voici ma mère, mon amie, mon épouse. Voici comment le diable m’a abusé ! » En voyant le profond chagrin de son fils, la mère lui dit : « Ô mon très tendre fils, afin d’expier nos péchés je partirai en pèlerinage pour le restant de mes jours tandis que tu gouverneras le pays. » Il dit : « Il n’en sera pas ainsi. Toi, ma mère, tu attendras dans ce pays pendant que moi, je serai en pèlerinage jusqu’à ce que Dieu nous pardonne nos péchés. »
[628] De nocte ſurrexit, lānceam ſuam fregit, veſtimentis ſe induit peregrini., matri vale fecit et nuduis pedibus ambulauvit quouſque extra regnum peruvenit. Deinde ad quandām ciuvitatēm in noctis obſcuritate veīnit ad domum vunius piſcatoris a quo hoſpicium pro dei amore petiuvit. Piſcator eūm diligenter reſpexit et cum membrorum decenciam et corporis diſpoſicionem vidiſſet Aait ei. : « Kariſſime, verus peregrinus non es, hoc bene apparet in tuo corpore.. » At ille : « lLicet vere peregrinnus nōn fuero hoſpicium tamēn dei amore nocte iſta peto. » vUxor piſcatoris cum eum vidiſſet pietate mota preces fundebat pro eo vut introduceretur. Cum autēm introductus fuiſſet retro hoſtium grabatūm parari ijuſſit. pPiſcator piſces cum aq̄ua ei dedit et panēm [folio 67v] Eet inter cetera ei dixit : « Tu peregrine, ſi ſanctitatem cupis inuvenire loca ſolitaria deberes accedere.. » At ille : « dDomine, libenter hoc attemptarem, ſed locūm talem ignoro.. » Qui ait : « dDie craſtina me cum pergas et ad locum ſolitarium te ducam. » Et ille : « dDeus ſit tibi merces.. »
[628]Pendant la nuit, il se leva, brisa sa lance, enfila une tenue de pèlerin, prit congé de sa mère et marcha pieds nus jusqu’à ce qu’il eût quitté le pays. Ensuite, en pleine nuit, il arriva dans une cité à la maison d’un pêcheur à qui il demanda l’hospitalité pour l’amour de Dieu. Celui-ci l’observa attentivement, et après avoir remarqué la proportion harmonieuse de ses membres et la beauté de son corps, il lui dit : « Mon cher ami, tu n’es pas un vrai pèlerin. Cela se voit parfaitement à ton corps. » Grégoire répondit : « Bien qu’en vérité je ne sois pas un pèlerin, je demande néanmoins, pour l’amour de Dieu, un logis pour cette nuit. » En le voyant, la femme du pêcheur se prit de pitié pour lui et implora son mari de l’accueillir. Celui-ci le fit entrer et ordonna qu’une couche lui soit préparée derrière la porte. Le pêcheur lui offrit du poisson, de l’eau et du pain et lui dit entre autres : « Pèlerin, si tu aspires à la sainteté, tu devrais te rendre dans des lieux solitaires. » Grégoire lui répondit : « Seigneur, je tenterais volontiers de le faire, mais ne connais pas de tels lieux. » Le pêcheur rétorqua : « Demain, si tu me suis, je te conduirai en un lieu isolé. » Il répondit : « Que Dieu te récompense ! »
[660] Mane vero piſcator peregrinum excitauvit., in tantum enim feſtinabat quod tabellas ſuas paruvas retro hoſtium dimiſit. Piſcator cum peregrino mare intrauvit., per xvi. miliaria in mari nauvigabant donec ad quandam rupem peruvenit., habens circa pedes eijus cōmpedes qui ſn̄ine clauve non poterant aperiri. Sed poſt̄quam compedes ſeraſſet clauves in mari proijecit. Deinde domum redijit.
[660]Le lendemain matin, le pêcheur réveilla le pèlerin et celui-ci se hâta tant qu’il en oublia ses petites tablettes derrière la porte. Le pêcheur prit la mer avec le pèlerin et navigua pendant seize lieux jusqu’à ce qu’il parvînt à un rocher. Grégoire portait à ses pieds des chaînes qu’on ne pouvait pas ouvrir sans clef. Après les avoir fermées, le pêcheur jeta les clefs à la mer, puis rentra chez lui.
[672] Peregrimnus iſte per . xviji. annos in penitencia remanſit. Accidit quod papa moritur. JIpso mortuo venit vox desuper de celo dicens : « Querite hominem dei et illum in vicarium cōnſtituitis nomine gGregorium. Electores hoc audientes gauviſi ſunt valde. Nunccios per diuverſas partes mundi miſerunt vut eum quererent. Tandēm in domo piſcatoris hoſpitati ſunt. Cum vero in cena fuiſſent piſcatori dixerunt. : « O kariſſime, multum vexati ſumus per regna et caſtra q̄uerendo vunūm ſanctum virum nomine gGregorium quem in ſummum pontificem [folio 67v] conſtituere debemus et nōn inuvenimus. » JIlle vero cum de peregrino fuiſſet recordatus, ait : « Jam ſunt . xviji. anni quod vunus peregrinus nomine gGregorius in domo iſta eſt hospitatus q̄uem ad quandām rupem in mari duxi et ibidem dimiſi. Sed ſcio quod a multo tempore mortuus eſt.. »
[673]Le pèlerin demeura dix-sept ans en pénitence. Il advint alors que le pape mourut. Après sa mort, une voix venant du ciel dit : « Cherchez un homme de Dieu nommé Grégoire et faites de lui mon vicaire ! » Après avoir entendu cette voix, les cardinaux se réjouirent beaucoup et envoyèrent des messagers de par le monde pour chercher Grégoire. Ils finirent par être accueillis dans la maison du pêcheur. Quand ils furent attablés, ils lui dirent : « Ô mon cher ami, nous avons enduré bien des tourments en parcourant des pays et nous rendant dans des châteaux à la recherche d’un saint homme nommé Grégoire. Nous devons l’élire pape mais nous ne le trouvons pas. » Le pêcheur se souvint du pèlerin et dit : « Il y a dix-sept ans, un pèlerin nommé Grégoire a séjourné dans cette maison. Je l’ai conduit à un rocher en mer et l’y ai laissé. Je suis toutefois certain qu’il est mort depuis longtemps. »
[699] Accidit quod eadem die piſces accepit et dum vunum piſcem extraxiſſet clauves quas xviji. ānnis in mare proijecit., infra piſcem inuvenit. Statim alta voce clamauvit. : « O kariſſimi, videte clauvisem quēm in mari proijeci. vUt ſpero de labore veſtro nōn eritis fruſtrati. » Nunctiji hec audientes et vidēntes gauviſi ſunt valde.
[699]Il se trouva que ce jour-là il avait attrapé des poissons et qu’en vidant l’un d’eux il retrouva à l’intérieur la clef qu’il avait jetée à la mer dix-sept ans plus tôt. Aussitôt, il s’écria d’une voix forte : « Ô mes chers amis, regardez la clef que j’avais jetée à la mer. Vous n’aurez pas, je l’espère, enduré toutes vos peines pour rien. » En apprenant cela et en voyant la clef, les messagers se réjouirent beaucoup.
[708] Mane vero ſurrexerunt., piſcatorem rogabant vut eos ad rupenm duceret. Quod et factum eſt. Cūm autem ibidem veniſſent et eum vidiſſent dixerunt. : « O gGregori homo dei, ad nos perge ex prece dei omnipeotentis., ad nos aſcende Qquia dei voluntas eſt vut eijus vicarius in terris cōnſtitutus ſis. » At ille : « qQd’uod deo placet eijus volūntas fiat ! » JIllūm extra rupēm duxerunt.
[707]Dès leur lever le lendemain matin, ils demandèrent au pêcheur de les conduire au rocher, ce qu’il fit. Une fois arrivés et en voyant Grégoire, ils lui dirent : « Ô Grégoire, homme de Dieu, viens ici au nom du Seigneur tout-puissant, descends jusqu’à nous car c’est la volonté de Dieu de faire de toi son représentant sur terre. » Il répondit : « Si Dieu le veut, que sa volonté soit faite ! »
[720] Antēquam ciuvitatem intrauvit omnes cāmpane ciuvitatis per ſe pulſabānt. Ciuves hec audiēntes dixerūnt : « Benedictus altiſſimus., ijām venit q̄ui xp̄Christi vicarius erit. » Om̄mnes ei obuviam proceſſerunt. et cum magno honore eum receperūnt et cCriſti vicarium cōnſtituerunt [folio 68r] Bbeatus gGregorius īn uvicariatu conſtitutus. JIn omnibus ſe laudabiliter habebat. Fama eijus per orbem volabat et quod tām ſanctus cCriſti vicarius conſtitutus erat. mMulti ex omnibus partibus mundi veniebant vut eijus conſilium et auxilium haberēnt.
[720]Ils le firent descendre du rocher, mais avant qu’il ne fît son entrée à Rome, toutes les cloches de la ville se mirent à sonner d’elles-mêmes. En les entendant, les habitants s’écrièrent : « Béni soit le Très-Haut ! Voilà le vicaire du Christ qui arrive ! » Ils coururent tous à sa rencontre, le reçurent avec de grands honneurs et le nommèrent vicaire du Christ. Après son élection au Saint-Siège, le bienheureux Grégoire se comporta toujours de manière louable. Sa gloire se répandit à travers le monde et, puisqu’un si saint homme avait été fait pape, beaucoup de gens venaient du monde entier pour recueillir son conseil et obtenir son aide.
[736] Audiēns vero mater eijus quod tām ſanctus homo cCriſti vicarius factus eſſet intra ſe cogitabat : « vUbi ijam melius potero accedere ̄quam ad iſtum ſanctum virum et vitam meam ei intimare.. » Verūmptamen quod eſſet filius eijus et maritus penitus ignorabat. Ad rRomām perrexit et cCriſti vicario eſt confeſſa. aAnte confeſſionem nullus alium cognouvit. Sed papa cum confeſſionēm matris audiſſet noticiam eijus per oīmnia habebat et ait. : « O mater dulciſſima, vuxor et amica, dyabolus credebat nos ducere ad inferna et nos euvaſimus dei gracia. » JIlla hec audiens ad pedes eijus cecidit et pre gaudio amare fleuvit. Papa vero de terra eam leuvauvit et in eijus nomine monaſterium conſtituit in quo eām abbatiſſam fecit et infra pauca tēmpora ambo aīnimas deo reddider̄unt.
[763]En apprenant qu’un si saint homme avait été élu vicaire du Christ, sa mère se dit : « À qui pourrais-je mieux m’adresser qu’à ce saint homme pour lui dévoiler ma vie ? » Elle ignorait toutefois complètement que c’était son fils et son mari. Elle se rendit à Rome et se confessa au vicaire du Christ. Avant la confession, aucun des deux ne reconnut l’autre. Mais après avoir écouté la confession de sa mère, le pape la reconnut en tout point et dit : « Ô ma très tendre mère, épouse et amie ! Le diable croyait nous emporter en enfer, mais grâce à Dieu nous lui avons échappé. » À ces mots, elle se jeta à ses pieds et de joie pleura abondamment. Le pape la releva, fonda un monastère en son nom et l’y nomma abbesse. Peu de temps après, ils rendirent tous deux leur âme à Dieu.
[760] Moralizacio KAariſſimi, iſte Jimperator eſt dominus noſter iJeſus cCriſtus qui recommendavit ſororēm ſuam, id eſt animam, fratri, id ēst homini, qui homines cCriſti fideles [folio 68r] ſumus eijus fratres et aīnima eſt ſoror et dei filia, ſed in q̄uantūm anima homini cōnijungitur caro dicitur proprie eijus ſoror. JIn principio caro habet animam in omni honore dum contra eām nichil quod diſpliceat deo agit, tenetur eam ex p̄recepto diuvino nobili viro maritari, ſcilicet deo, per opera miſericordie. JIſti duo, corpus et aninma, mutuo ſe diligūnt in tantum quod in vuna camera ijacent, hoc eſt in vuno corde, in vuna moente, quam diu dei p̄recepta perpetrant et in vuna ſcutella commedunt., Hhoc eſt in vuna voluntate ſe diſponunt quāndo baptiſmum receperunt et pompius dyaboli renūnciabānt. Sed heu et proch dolor, homo sepe ex inſtigacione dyaboli. ſororem violat, hoc eſt animām, cūm vicijis et cōncupiſcencijis īncorrumpit ita quod impregnatur et parit filium. Per filiūm iſtum intelligere debemus totum genus humanūm qui a primo parēnte procedebat. Adam enim erat filius dei primogenitus cui debebatur regnūm iſtius mundi ijuxta illud pſallmiste. : ‹ Omnia ſubijeciſti ſub pedibus eijus et c̄etera. Sed iſte in mandatis habuit filiam dei ſororem eijus, ſcilicet animam, īn omni honore habere. JIlle vero per dyabolūm deceptus corrupit eam qn̄uando de pomo commedit. VUnde filius, ſcilicet totum genus humanūm, [folio 68v] ab eo proceſſit et in dolio ex cōnſenſu militis, ſcilicet ſpiritus ſancti, miſſus, id eſt īn miſeriam huijus mundi maris, ſcilicet proijectus vubi vnactabat per multa tempora. Primus pater mortuus erat et ad infernum descendit., derelicta eſt anima nuda Eet ideo dux, ſcilicet dyabolus, euam inuvaſit quouſque filius dei venit, ſcilicet deus et homo, et deliberauvit non ſolum matrem, Ssed et totūm regnum et genus humanum., per ſuam paſſionem., quia contra ducem, id eſt dyabolum, pungnauvit et victoriam obtinuit et terram amiſſam, ſcilicet paradiſum, nobis recuperauvit. pPoſt hec matrēm tsuām, id eſt ſanctam ecclesiam, deſponſauvit., per quam tabelle erant ſcripte, id eſt decēm precepta q̄ue mMoyſes a deo recepit. JIlla ſingulis diebus debemus videre et in cordibus noſtris imprimere et ſacram ſcripturam reſpicere legere et intelligere vubi inuveniemus quomodo iſte ſanctus iJob terre loquebatur dicens. : ‹ Pater meus es tu, ſoror mea » vermibus. Si iſtud intime ciogitare volumus materiam flendi habemus ac Sſed querendum eſt, Qqui traxit nos de dolio et c̄etera. ? . cCerte abbas. dDeus ipſe per filium ſuum vunigenitum cottidie nos trahit per ſuam graciam de miſeria peccati et dat nos ad nutriendum piſcatori. Piscator [folio 68v] iſte poteſt dici quilibet prelatus qui habet peccatorem in bonis operibus nutrire et eum ad xp̄Christi miliciam promouvere. tTunc poterit inter monachos., ſcilicet ſanctos viros, conuversari et ſanctus eſſe Jjuxta p̄ssalmistam. : ‹ Cum ſanctus eris et c̄etera., Ddeinde per nauvēm ecclesie, ſcilicet ſecundum eijus p̄recepta, tranſire et viriliter pūngnare contra dyabolum et per cōnſequens ad magnas diuvicias peruvenire. Diuvicie iſte ſunt virtutes per quas anima ditatur que recipitur in domo ciuvis, ſcilicet prelati. Et prelatus eum ducit ad ſeneſcallum, id eſt ad diſcretum confeſſorem, per quēm dirigitur ad viam ſalutis. Et quare. ? qQuia pungnat pro domina, id eſt anima, Sſed ſepe cōntingit quod homo recidiuvat., pergit ad venandum, ſcilicet muundi vanitatem. Domina, ſcilicet anima, dolet quando de tabellis ſcriptis, id eſt de de trangreſſionibus perpetratis, recordatur. Et ideo milites, ſcilicet omnes ſenſus, tenentur hominem a ludo mundi reuvocare, ymmo deus ipſum vocat dicens : ‹ rReuvertere, reuvertere et c̄etera. Sed quando homo videt animam per peccatum proſtratam debet ſe ad terrām proijicere, hhoc eſt ad omnēm humilitatem ſe parare., Vveſtimenta, id est vicia, deponere et lanceām male vite per confeſſionem frangere [folio 69r] Eet ſic peregrinando in bonis virtutibus pergere donec ad domūm piſcatoris, ſcilicet prelati, peruveniat. De cuijus cōnſilio ad rupēm penitēncie includi debes quouſque nunciji, id ēst viri eccleſiaſtici, cūm penitencia fuerit cōnſūmmata ducent te ad rRomanam ciuvitatem. Ciuvitas iſta eſt ſancta mater eccleſia in qua debemus permanere, hoc eſt eijus precepta adimplere, et campane pulſabūntur, scilicet per opera miſericordie, per penitēnciām recuperata de te laudabile teſtimonium perhibent et ciuves gaudebūnt, id eſt angeli dei, de peccatore ſicut ſcriptum ēst lLuce . xv.. : ‹ gGaudium eſt angelis dei ſuper vuno peccatore penitēnciām agente.. › Et tūnc poteris dominām, id eſt animam, ad monaſteriūm regni celeſtis perducere. Ad qd’uod dominus perducat nos.
[760]Mes très chers frères, cet empereur est notre Seigneur Jésus-Christ qui recommanda sa sœur à l’homme, c’est-à-dire l’âme à son frère, c’est-à-dire l’homme. En tant qu’humains fidèles au Christ, nous sommes ses frères et l’âme est sa sœur et fille de Dieu, mais quand l’âme s’unit à un être humain, on appelle la chair sa sœur. Au commencement, la chair tenait l’âme en honneur et ne faisait rien contre elle qui déplût à Dieu. Le frère était tenu par le commandement divin de marier sa sœur à un noble, c’est-à-dire à Dieu, par les œuvres de la miséricorde. Ces deux personnes, le corps et l’âme, s’aimaient mutuellement à tel point qu’elles couchaient dans la même chambre, c’est-à-dire dans le même cœur et le même esprit, aussi longtemps qu’elles respectaient les commandements de Dieu. Elles mangeaient aussi dans le même plat, c’est-à-dire qu’elles se conformaient à une seule et même volonté quand elles reçurent le baptême et renoncèrent aux tentations du diable. Mais hélas ! Souvent, l’homme viole sa sœur à l’instigation du diable, c’est-à-dire qu’il corrompt l’âme avec ses vices et ses désirs de sorte qu’elle tombe enceinte et accouche d’un fils. Par ce fils, nous devons comprendre tout le genre humain qui descend du premier homme. Car Adam était le fils aîné de Dieu et le règne de ce monde lui revenait selon ces paroles du psalmiste : « Tu as tout mis sous ses pieds », etc. Mais celui-ci s’était vu confier la fille de Dieu, sa sœur, c’est-à-dire qu’il tenait l’âme en honneur. Cependant, trompé par le diable, il la corrompit de sorte qu’elle mangea le fruit. Par conséquent, son fils, c’est-à-dire tout le genre humain, s’éloigna de lui et fut placé dans un tonneau avec l’accord du chevalier, c’est-à-dire du Saint-Esprit, cela signifie qu’il fut jeté dans la misère de la mer de ce monde où il dériva longtemps. Après sa mort, le premier père descendit en enfer. L’âme fut abandonnée nue. C’est pourquoi le duc, c’est-à-dire le diable, l’agressa jusqu’à ce que le fils de Dieu, c’est-à-dire Dieu et l’homme, vienne libérer non seulement la mère, mais tout le pays et le genre humain par sa Passion. Car il combattit le duc, c’est-à-dire le diable, remporta la victoire et nous restitua le pays perdu, c’est-à-dire le paradis. Ensuite, il épousa sa mère, c’est-à-dire la sainte Église, par qui avait été écrites les tablettes, c’est-à-dire les dix commandements que Moïse a reçus de Dieu. Nous devons les observer tous les jours, les graver dans nos cœurs et regarder, lire et comprendre la Sainte Écriture où nous lisons que saint Job disait « tu es mon père » à la terre et « vous êtes mes sœurs » aux vers. Si nous décidons de réfléchir attentivement à ce propos, nous avons bien matière à pleurer. Mais il faut chercher à savoir qui nous a tirés du tonneau, etc. C’est en effet l’abbé. C’est Dieu lui-même qui par son fils unique nous tire quotidiennement de la misère du péché par sa grâce et qui nous confie au pêcheur pour qu’il nous élève. Ce pêcheur peut être considéré comme n’importe quel prélat devant élever le pécheur dans les bonnes œuvres et le pousser vers l’armée du Christ. Alors celui-ci pourra vivre parmi les moines, c’est-à-dire les hommes bons, et être bon selon le psalmiste : « Avec celui qui est bon tu te montres bon », etc. ; puis effectuer sa traversée grâce au navire de l’Église, c’est-à-dire en respectant ses préceptes, et se battre virilement contre le diable et partant parvenir à de précieux trésors. Ses trésors sont les vertus par lesquelles est enrichie l’âme qui est reçue dans la maison d’un habitant d’une ville, c’est-à-dire un prélat. Et le prélat le conduit au sénéchal, c’est-à-dire au dis-ret confesseur par lequel il est mené vers le chemin du salut. Et pourquoi ? Parce qu’il combat pour la reine, c’est-à-dire l’âme. Mais il arrive souvent que l’homme récidive, c’est-à-dire qu’il part à la chasse des vanités du monde. La reine, c’est-à-dire l’âme, souffre quand elle se souvient du texte des tablettes, c’est-à-dire des transgressions perpétrées. Pour cette raison, les chevaliers, c’est-à-dire tous les sens, sont tenus d’amener l’homme à renoncer au jeu du monde. Et Dieu lui-même l’appelle en disant : « Reviens, reviens ! », etc. Quand toutefois l’homme voit l’âme prostrée à cause du péché, il doit se jeter à terre, c’est-à-dire se vêtir très humblement, se dépouiller de ses vêtements, c’est-à-dire de ses vices, briser par la confession la lance de la mauvaise vie et, en voyageant ainsi avec les bonnes vertus, parvenir jusqu’à la maison du pêcheur, c’est-à-dire du prélat. Celui-ci te conseillera de t’attacher au rocher de la pénitence jusqu’à ce que les messagers, c’est-à-dire les ecclésiastiques, après l’accomplissement de la pénitence, te conduisent à Rome. Cette ville est la sainte mère l’Église dans laquelle nous devons demeurer, c’est-à-dire respecter ses préceptes. Et les cloches sonneront, c’est-à-dire que les œuvres de la miséricorde porteront un élogieux témoignage disant que tu t’es racheté par la pénitence. Et les habitants de la ville se réjouiront, cela désigne les anges de Dieu au sujet du pécheur, comme il est écrit au chapitre 15 chez saint Luc : « Il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se repent. » Alors, tu pourras conduire la reine, c’est-à-dire l’âme, à l’abbaye du royaume céleste. Que le Seigneur nous y conduise !