La légende du Bon Pécheur

D6-21-74r (1502) Munich BSB (détail)

Gravure anonyme, in : Der heilgen leben, D6-21, éd. Sébastien Brant, Strasbourg, Johann Grüninger, 1502, fol. 74r

Munich BSB, Res/2 P.lat. 1726 b


L’histoire du Bon Pécheur Grégoire, Gregorius en allemand et en latin, est l’une des grandes légendes du Moyen Âge européen. Elle naquit en France vers la fin du XIIe siècle, gagna aussitôt l’aire germanophone et connut une diffusion atteignant à ses extrémités géographiques l’Islande, la Russie, l’Espagne et la Suède. En 1951, elle inspira L’Élu (Der Erwählte), la célèbre modernisation romanesque de Thomas Mann.

Avant 1800, il est possible de distinguer 42 versions : 1 en arabe, 10 en allemand, 2 en anglais, 3 en espagnol, 4 en français, 1 en hongrois, 1 en irlandais, 1 en islandais, 6 en latin, 1 en néerlandais, 1 en polonais, 9 en russe, 1 en suédois et 1 en ukrainien. Les auteurs de huit versions se présentent nommément, les autres sont anonymes. Huit versions sont en vers, les autres en prose. Ces 42 versions sont conservées dans un corpus de 334 témoins, à quelques exceptions près tous antérieures à 1800 : 184 manuscrits et 150 éditions imprimées. Nous avons actuellement réussi à consulter 329 de ces témoins. À ce corpus assuré s’ajoutent plus de 100 manuscrits russes et ukrainiens attestés par des catalogues souvent anciens. Leurs localisations et cotes actuelles ont généralement pu être vérifiées, mais ils sont encore majoritairement inaccessibles. Le corpus russe, le plus tardif, intègre plusieurs manuscrits postérieurs à 1800 (R3-40, R3-41, R3-42, R3-43, R3-44, R3-45, R3-46, R4-1, R8-1). Six témoins sont des éditions postérieures à 1800, reposant sur des manuscrits perdus et inaccessibles (L1-1, L1-2, R1, R4-1, R5, R9). Nos sigles sont expliqués dans la page dédiée aux 42 versions.

Après 1800, la réception se diversifie. Les versions anciennes sont progressivement éditées, rééditées, traduites, commentées et même parfois illustrées. Certaines rééditions peuvent être considérées comme de nouvelles versions, par exemple celle publiée en 1839 par Karl Simrock avec onze magnifiques gravures. À partir du début du XIXe siècle, on se met également à consigner des versions orales ou du moins présentées comme telles. La première de ces versions est une ballade serbe éditée en 1823. Elle s’inscrit dans le mouvement romantique et coïncide avec l’essor des nationalismes européens. On continue à recueillir des versions orales jusqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale. L’ultime version fut consignée en allemand le 28 juillet 1956 à Csobanka à l’ouest de Budapest, puis éditée en 1959. Elle fut même conservée dans un enregistrement sonore. Toutes ces versions sont très brèves et leur longueur ne dépasse pas 2000 mots. Ce sont généralement des adaptations très libres de la légende et il est difficile de les rattacher à une source écrite précise. Elles dépendent à la fois des éditions anciennes et des traductions modernes et sont particulièrement nombreuses dans l’aire germanophone où la légende a toujours connu un grand succès. En Allemagne, sa popularité est continue depuis la fin du XIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. La première version allemande est le Gregorius de Hartmann von Aue, une version courtoise d’environ 4000 vers, composée entre 1190 et 1195 en moyen-haut-allemand dans le sud-ouest du Saint-Empire et éditée pour la première fois en 1838. Ce texte est à l’origine de presque toute la tradition allemande, notamment de L’Élu de Thomas Mann, comme il l’explique lui-même dans une note. Grâce à ce roman, la légende gagna de nouveaux publics. L’Élu est à ce jour traduit en 22 langues : anglais, danois, coréen, croate, espagnol, finnois, français, grec, hébreu, hongrois, italien, japonais, malayalam, néerlandais, polonais, portugais, roumain, russe, serbocroate, suédois, tchèque, turc. Dès 1947, Thomas Mann s’était inspiré de la légende du Bon Pécheur pour Le docteur Faustus (Doktor Faustus). Selon la chronologie interne de ce roman, le compositeur Adrian Leverkühn aurait en 1915 transformé la légende en opéra de marionnettes. Son ami Serenus Zeitblom résume de mémoire cette représentation peu avant la fin de la Seconde guerre mondial. Grâce à ces romans et à leurs traductions, la légende médiévale a connu et connaît un succès planétaire. Le premier janvier 2026, à l’expiration de la 70e année civile suivant la mort de Thomas Mann († 22/08/1955) (cf. § 69 de la Loi sur les droits d’auteur), l’intégralité de son œuvre tombera dans le domaine public. À cette occasion, les 312 pages de l’édition princeps de L’Élu, de même que les 4 pages du Docteur Faustus contenant le résumé de la légende par Serenus Zeitblom, seront publiées dans leur intégralité sur ce site sous la forme de numérisations et d’une transcription.

Dénuée de tout fondement historique, la version initiale intitulée la Vie de saint Grégoire raconte ceci : à la mort de ses parents, le fils d’un comte d’Aquitaine s’éprend, sous l’impulsion du diable, de sa sœur, la rend enceinte et meurt en croisade. La mère confie l’enfant aux eaux et glisse dans l’esquif une tablette décrivant anonymement l’inceste. Retrouvé par un pêcheur qui l’élèvera au sein de sa famille, l’enfant est baptisé par un abbé qui lui prodigue une éducation religieuse. En découvrant à quinze ans qu’il a été adopté, Grégoire part à la recherche de ses origines. Le hasard le conduit au pays de sa mère, assiégée par un duc désireux de l’épouser. Grégoire libère le pays et épouse sa mère. Un jour, la vérité éclate en raison de la tablette qu’il a conservée. Pour faire pénitence, Grégoire se fait conduire sur une île par le pêcheur, s’enchaîne à un rocher et jette la clef à la mer. Dix-sept ans plus tard, un ange annonce que le successeur du défunt pape sera un pénitent vivant sur un rocher et prénommé Grégoire. Dans leur quête de l’élu, les délégués de Rome font halte chez le pêcheur. Il leur sert un poisson qui a avalé la clef. Grâce à ce signe de pardon envoyé par la Providence, Grégoire accepte le Saint-Siège. Pour faire pénitence, sa mère se rend à Rome, sans toutefois connaître l’identité du nouveau pape. Il lui révèle la vérité et la confie à des dames pieuses chez qui elle finira ses jours. Après sa mort, Grégoire accédera à la sainteté.

Le projet « Gregorius Digital » vise à éditer l’ensemble du corpus sur trois sites, ce site hébergé sur la plateforme « Estrades » de l’Université de Strasbourg et deux sites de la Bibliothèque Universitaire de Heidelberg. Les 42 versions anciennes seront toutes éditées à Strasbourg avec une traduction et un commentaire, la plupart des versions d’après un seul témoin principal, soit le manuscrit considéré comme le plus fidèle, soit l’édition princeps. Les deux versions les plus anciennes, la Vie de saint Grégoire (F1) et le Gregorius de Hartmann von Aue (D1), les seules du XIIe siècle, seront éditées parallèlement à Heidelberg sur deux sites distincts. Elles sont conservées dans 20 manuscrits qui seront transcrits intégralement.

Les textes seront transcrits diplomatiquement et encodés en TEI (Text Encoding Initiative). Cette technique permettra des affichages multiples, soit la transcription brute avec les abréviations, soit une transcription régularisant les graphies i/j et u/v, soit une transcription éditoriale expurgée des erreurs manifestes. Le projet ne vise pas à proposer des éditions critiques, mais à présenter les manuscrits et éditions anciennes dans leur forme originale et leur diversité. Les textes seront accompagnés d’une traduction allemande, anglaise ou française. Les différentes pages de ce site présentent les principes de transcription et les partenaires du projet.

Considéré comme un work in progress, le projet a démarré en 2022 sans financement. Grâce aux financements accordés en 2023 par l’Université de Strasbourg par le biais d’un appel IDEX et d’une subvention de l’UMR 3400 ARCHE, l’acquisition des numérisations nécessaires au projet, soit plus de 5.000 pages provenant de plus de 300 témoins localisés dans 17 pays, est presque achevée en 2025. Celle des numérisations des nombreux manuscrits russes, longtemps retardée par la situation tendue entre l’Union Européenne et la Russie, a enfin pu démarrer grâce à la collaboration et à la générosité de Russes domiciliés en France et en Russie. Les numérisations du Gregorius de Hartmann, financées par la Bibliothèque Universitaire de Heidelberg, sont déjà intégralement disponibles sur le premier site partenaire, six des sept témoins de la Vie de saint Grégoire également sur le second site partenaire. Une description détailée du projet, incluant un bilan financier, vient de paraître dans Source(s), la revue d’ARCHE (Andersen 2025).

Si le projet a jusqu’ici été ralenti par la charge d’enseignement et diverses responsabilités du coordinateur, il s’est accéléré à partir de septembre 2024 grâce à une délégation accordée par le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) au coordinateur du projet. Cette délégation a été reconduite jusqu’en août 2026. Pour deux années complètes, le coordinateur du projet sera ainsi déchargé de ses obligations d’enseignement à Strasbourg et rattaché au Centre d’études supérieures de civilisation médiévale (CESCM) de Poitiers et pourra se consacrer pleinement à l’achèvement du projet.

Actuellement, pour la seule période antérieure à 1800, 328 témoins sont publiés sur ce site sous forme de numérisations, soit plus de 98 % du corpus prévu. Le corpus est en cours de transcription et de traduction. À terme, un témoin principal de chacune des 42 versions sera transcrit et accompagné d’une traduction et d’un commentaire. Le corpus à transcrire dans les deux volets du projet est évalué à environ 400.000 mots dont près de la moitié en vers. Deux ans après la création de ce site, la présentation de plus des deux tiers du corpus est achevée. Le site offre plus de 6000 pages numérisées avec la légende du Bon Pécheur, presque toutes à partir de la visionneuse de l’entrepôt de données NAKALA dont le but est de préserver et de disséminer les données produites par les productions des projets de recherche français en Sciences Humaines et Sociales dans le respect des principes FAIR. L’équipe remercie les nombreuses institutions qui ont fourni des numérisations, souvent à titre gracieux, et se réjouit tout particulièrement de la collaboration avec la Bayerische Staatsbibliothek de Munich, qui fournira environ un cinquième de l’ensemble des numérisations sur lesquelles repose le projet, et la Bibliothèque Nationale et Universitaire de Strasbourg, qui a déjà fourni de nombreuses numérisations gracieusement et qui est actuellement en train de numériser son exemplaire de l’édition princeps de L’Élu de Thomas Mann, en vue de sa mise en ligne prochaine sur ce site.

Les transcriptions et les traductions seront achevées dès 2026 grâce à la reconduction de la délégation accordée par le CNRS au coordinateur qui gère et alimente le site de Strasbourg. La prochaine phase consistera à transformer les transcriptions actuelles en TEI. Grâce à l’inlassable travail et l’investissement personnel de Guillaume Porte, ingénieur d’études responsable de la plateforme Estrades, il a été possible de mettre au point un nouveau modèle d’édition synoptique. Un certain nombre de pages test sont actuellement disponibles sur les pages d’édition, parallèlement aux fichiers Word et PDF. La transformation des fichiers en TEI a été rendue possible grâce à une subvention accordée par le Réseau national des Maisons des Sciences sociales et des Humanités (RnMSH). Elle a permis au printemps 2025 le recrutement temporaire d’un vacataire, David Roche, pendant six semaines. Près de la moitié du corpus est désormais disponible en TEI. Les nombreuses demandes de soutien financier adressées à l’Université de Strasbourg et ses réseaux dont elle dépend, notamment pour le recrutement d’une assistance technique, n’ayant pas abouti, hormis la subvention qui a permis l’achat des numérisations, l’équipe envisage de nouvelles pistes de financement pour la dernière phase du projet. Elle se réjouit du soutien financier du CERCLE, l’Unité de Recherche 4372 de l’Université de Lorraine, qui permettra surtout l’achat de nouvelles numérisations russes. L’équipe se réjouit aussi de la venue de nouveaux membres, par exemple pour le catalan et l’arabe.

De nombreuses pages et transcriptions ont déjà subi une relecture, d’autres non. Avec la fin progressive du travail de transcription et de traduction, l’équipe prévoit d’intensifier en 2026 la relecture et compte en attendant sur votre indulgence pour le caractère provisoire de certaines pages. Nous sommes heureux de pouvoir déjà présenter une grande partie de l’extension du corpus aux versions postérieures à 1800, décidée au printemps 2025. La réception moderne comporte 13 versions dont les deux romans de Thomas Mann, mais aussi un poème allemand de 1840 mis en musique, avec cinq interprétations modernes consultables sur ce site. Nous avons enfin regroupé toutes les illustrations anciennes et modernes de la légende sur une nouvelle page, soit 50 interprétations iconographiques entre 1454 et 2021.

  • Ouverture du site : 12 janvier 2023
  • Première mise à jour : 14 avril 2023
  • Deuxième mise à jour : 11 décembre 2023
  • Troisième mise à jour : 13 décembre 2024
  • Quatrième mise à jour : 13 octobre 2025