F2 : Légende en prose de saint Grégoire
Présentation
Édition : Peter Andersen
Description succincte
- Témoins : 1 manuscrit
- Sigles : F2
- Longueur totale des témoins : 3 pages
- Témoin publié et transcrit : F2
- Longueur du témoin publié : 212 lignes et 1423 mots
- Référence numérique : lignes du témoin transcrit
- Auteur : anonyme
- Lieu : France
- Date : 1300/1399
- Source : probablement F1, peut-être L2
Facsimilés
- F2 (1300/1399 ; Florence BML, Med.Palat.141/2, fol. 316ra-317rb) – EN COPYRIGHT
La seconde version française de la légende du Bon Pécheur est un bref récit inséré dans un recueil de vies de saints reposant pour l’essentiel sur la Légende dorée de Jacques de Voragine et conservé dans un manuscrit unique de la Laurentienne de Florence. C’est un in-folio qui formait initialement un seul gros volume d’environ 330 feuillets avec 203 morceaux. Lors de sa reliure au XVIIIe siècle, il fut scindé en deux. Sa foliotation continue va jusqu’à 330 en chiffres romains et semble remonter au copiste original. La reliure porte les armes de Louis de Gand-Vilain, prince d’Isenghien et de Masmines, maréchal de France depuis 1741 (1678-1767). Le manuscrit fut réalisé le 14 août 1399 à Arras par un scribe qui se nomme « Jehans li Escohiers ». Il indique même son adresse exacte. Il habitait au coin des rues appelées actuellement Rue des Onze Mille Vierges et Rue des Méaulnes. Le manuscrit a été décrit de manière très détaillée en 1904 par Paul Meyer qui a également réussi à reconstituer son histoire. Le copiste n’est pas connu autrement. Son manuscrit a dû rester dans le Nord de la France ou les Flandres jusqu’au 15 juin 1756 où il fut vendu aux enchères pour 60 livres avec 2012 autres articles par Louis de Gand-Vilain. L’un des exemplaires du catalogue de vente, conservé à Bibliothèque nationale de France (DELTA-11110), indique le prix de vente. L’acheteur était un certain Girard de Préfond, probablement prénommé Paul, mais son identité est incertaine. Il s’agit peut-être d’un marchand de bois de Clamecy décédé en 1765 ou d’un homonyme qui lui survécut de plusieurs décennies, jusqu’au début du XIXe siècle selon Meyer, jusque vers 1785 selon la notice de Biblissima. L’acheteur était en tout cas le bibliophile qui mit aux enchères sa collection en avril 1757 à Paris avec 1427 autres articles selon le catalogue de vente. Selon un exemplaire de la BnF (DELTA-11119), il fut adjugé cette fois-ci pour seulement 36 livres. Meyer ne donne pas d’informations sur l’arrivée du manuscrit en Italie. Selon Eugenia Antonucci de la Laurentienne, il intégra cette bibliothèque en 1782 avec les autres manuscrits de la collection du Grand-duché de Toscane, conservée auparavant à la bibliothèque du Palais Pitti, donc vraisemblablement depuis 1757. Il est décrit en 1793 par Angelo Maria Bandini, bibliothécaire en chef de la Laurentienne.
Les 203 morceaux du manuscrit de Florence (F 1-203) sont classés selon l’année liturgique, comme ceux de la Légende dorée. Meyer a comparé ce recueil artésien à l’édition publiée en 1846 par Thedore Gräße. Celle-ci compte 182 chapitres principaux (G 1-182), ainsi qu’un appendice (G 183-243). La version primitive de la Légende dorée ne comptait qu’environ 150 histoires, mais certains manuscrits tardifs en contiennent jusqu’à 400. Le nombre de manuscrits latins est d’environ 1000 et il existe dix traductions françaises indépendantes les unes des autres (Dunn-Lardeau 1986). Il est possible que l’un des nombreux manuscrits latins contienne une collection proche de celle du recueil artésien, peut-être aussi avec l’histoire du Bon Pécheur. Néanmoins, elle est normalement absente de la Légende dorée, donc également de l’édition de Gräße. Selon l’examen de Meyer, 156 des 203 morceaux du recueil artésien sont des histoires si proches de celles éditées par Gräße qu’on peut conclure à de simples traductions du latin vers le français. D’autres racontent la vie des mêmes saints que la Légende dorée, mais dans une variante. Seule une poignée d’histoires ne relève pas du tout de la Légende dorée dont celle sur le Bon Pécheur (F 198). Le recueil artésien concorde globalement avec l’édition de Gräße jusqu’à l’histoire de sainte Catherine (F 186 = G 172). Sur les 17 derniers morceaux, cinq correspondent à l’édition de Gräße uniquement pour le nom du saint et relatent des variantes (F 187 ≈ G 174, F 188 ≈ G 157, F 190 ≈ G 202, F 192 ≈ G 241, F 197 ≈ G 175), quatre morceaux paraissent provenir de la Légende dorée (F 196 = G 173, F 201 = G 181, F 202 = G 181, F 203 = G 182), huit d’ailleurs (F 189, F 191, F 193, F 194, F 195, F 198, F 199, F 200). La proportion de morceaux étrangers à la Légende dorée est donc forte dans cette partie du recueil.
Ni le recueil artésien ni la Légende dorée ne donnent une date explicite pour la fête des saints. On note cependant que le Bon Pécheur se trouve juste après sainte Catherine fêtée le 25 novembre (F 186) et saint Saturnin de Toulouse fêté le 29 novembre (F 196). Cela le situe implicitement autour du 28 novembre qui est sa date explicite dans les légendaires allemands (D3 à D6).
Le recueil artésien appelle le Bon Pécheur « Grigores » et ne comporte aucun autre nom propre hormis « Jhesucris » qui est le dernier mot du texte. Curieusement, le père du protagoniste s’appelle aussi « Grigore » et non l’abbé, ce qui induit une incohérence, car l’abbé ignore évidemment le nom du père de l’enfant trouvé. Le récit est totalement dépourvu de toponyme. Bien que le protagoniste accède au Saint-Siège, Rome n’est mentionnée. Le rang du grand-père et du père de Grigores n’est pas précisé non plus. Ce sont simplement des princes. Le recueil simplifie partout le récit, omet plusieurs épisodes et en modifie d’autres profondément.
Quand la sœur découvre sa grossesse, elle ne sollicite pas l’aide d’un ancien conseiller de son père, mais se confie à une noble dame. Aucune manœuvre n’est ensuite entreprise pour dissimuler la grossesse et le frère ne se rend pas en Terre sainte. Les épisodes 6 et 7 sont ainsi réduits à peu de choses. L’inscription des tablettes est en revanche amplifiée. Elle anticipe la suite du récit en conseillant à celui qui trouvera l’enfant de confectionner un habit avec le drap lorsque l’enfant décidera de partir de son foyer adoptif. La dispute avec le fils du pêcheur a lieu lorsque Grigores a 13 ou 14 ans et ne remonte pas à un jeu de balle. C’est apparemment une simple bagarre. Après avoir appris l’incident, l’abbé fait venir la mère pour lui faire des remontrances. Il finit par accepter le départ de Grigores mais sans le préparer pour la chevalerie. Cette modification est logique compte tenu de l’appartenance de l’abbé au clergé. Ce n’est que lors de l’arrivée du héros dans son pays natal que le narrateur révèle la mort du père et l’agression de la mère par un grand prince. Les épisodes 8 et 9 sont donc retardés et intercalés au milieu de l’épisode 14. Le combat se termine par la défaite de l’agresseur mais celui-ci est seulement fait prisonnier et a la vie sauve. La fin est profondément remaniée. Ce n’est qu’à la veille de ses noces que le protagoniste devient chevalier, en quelque sorte en récompense de sa victoire et pour être digne de sa future épouse. Sans avoir été alertée par une servante, la mère découvre spontanément les tablettes lors d’une absence de Grigore qui n’est pas forcément due à une partie de chasse. La grande scène entre la mère et le fils n’a pas lieu après la consommation du mariage mais à la veille des noces. La découverte de la vérité conduit à l’annulation de l’union prévue et empêche le protagoniste de commettre le même péché que ses parents. Il quitte néanmoins son pays pour faire pénitence de leurs péchés et s’installe dans une forêt. Il y trouve un rocher similaire à celui qui se dresse normalement dans la mer. La rencontre avec le pêcheur et les messagers de Rome, de mème que le motif de la clef, sont absents du récit. Le protagoniste regagne la grâce divine par ses seules prières et devient pape par la seule force du Saint-Esprit. Après son intronisation, il mène une vie pieuse mais n’accède pas expressément à la sainteté et ne reçoit pas la visite de sa mère pénitente.
Meyer s’est concentré sur la description du recueil artésien dans son ensemble tout en éditant en appendice un des 203 morceaux, celui sur le Bon Pécheur. Cette histoire l’intéressait donc tout particulièrement par rapport au reste de la collection. Il l’intitula La légende en prose de saint Grégoire (1904, p. 42). Nous retenons cette proposition. Meyer connaissait la Vie de saint Grégoire d’après l’édition princeps de 1857 et pensait que la version en prose était une « rédaction indépendante de celles que nous connaissons » (ibid., p. 7). Après avoir énuméré les principales différences entre ce texte et la Vie de saint Grégoire, Meyer conclut qu’elles sont « trop grandes pour qu’on puisse considérer la rédaction en prose comme un abrégé du poème » (ibid., p. 46). Il envisage pour cette raison que les deux remontent à une source commune en latin. Hendricus Sparnaay estime pour sa part que l’auteur de la prose comprend la chevalerie aussi mal que celui des Gesta Romanorum (1933, p. 131). Il constate aussi que l’absence du conseiller du grand-père est un trait que la prose française partage avec l’exemplum latin De Albano (L2). Il se demande si ces deux textes ne remontent pas à une source commune perdue. Comme Meyer mais avec plus de véhémence, Anthonij Van der Lee rejette une dépendance de la prose française de la Vie de saint Grégoire et songe à un exemplum latin perdu comme source directe (1969, p. 43). Hendrick Baastiaan Sol entreprit à son tour une collation approfondie entre la Vie de saint Grégoire et la Légende en prose de saint Grégoire et arriva à la même conclusion que Meyer et Van der Lee. Il constata que malgré la date relativement tardive du manuscrit « les règles de déclinaison et de conjugaison y sont respectées avec une précision presque exemplaire ». Il expliqua cette « correction linguistique » par « un copiste lettré » qui aurait choisi « un registre volontairement archaïsant et fabriqué pour les besoins de la cause » (1977, p. 382). Le dernier spécialiste à avoir commenté le texte est Brian Murdoch. Il le date de la fin du XIVe siècle sans étayer cette hypothèse (2012, p. 114). Il relève quelques inconséquences et en déduit que la rédaction fut bâclée (ibid. : « a rather hastily compiled text »). Selon lui, une simple réduction de la Vie de saint Grégoire expliquerait la genèse du texte.
Théoriquement, la Légende en prose de saint Grégoire peut être antérieure à la Légende dorée et remonter jusqu’à la genèse même de la légende du Bon Pécheur dans la seconde moitié du XIIe siècle. Le terminus ante quem est la date du manuscrit, soit une fourchette de plus de deux siècles. Dans cet intervalle, six versions auraient pu inspirer l’auteur du texte, deux en français (F1 et F2), quatre en latin (L1 à L4). Il est d’entrée possible d’écarter les plus anciennes versions allemandes et anglaises comme sources potentielles. Sol a démontré que la version française en alexandrin (F2) n’a rien en commun avec le texte en prose. Selon l’hypothèse la plus simple, la Légende en prose de saint Grégoire s’inspire directement de la Vie de saint Grégoire. Si tel est le cas, l’auteur transforma un récit d’inspiration courtoise en une vie de saint tout en gommant l’élément le plus problématique, l’inceste du protagoniste avec sa mère. Cette hypothèse ne requiert aucun texte perdu et aucune traduction, simplement une réduction drastique et quelques modifications narratives.
La récente redécouverte de la version rhénane de Henmannus Bononiensis (L2-2) nous oblige à considérer l’hypothèse d’une traduction du latin vers le français sous une nouvelle lumière. Deux éléments narratifs majeurs suggèrent une parenté entre cette version rhénane et la Légende en prose de saint Grégoire : le remplacement du conseiller du grand-père par une femme et le retardement de l’annonce de la mort du père et de l’agression de la mère. Ces deux éléments sont en fait liés de sorte qu’il peut s’agir de coïncidences fortuites. Il existe aussi un argument formel. Le recueil artésien est un recueil de vies de saints et cela le rapproche du texte dont Henmannus semble s’inspirer, l’hypothétique recueil que Joseph Klapper postule comme source pour De Albano que nous connaissons grâce à un manuscrit silésien conservé aujourd’hui à Wrocław (L2-1). Cet hypothétique recueil de vies de saints que Klapper date approximativement de 1300 n’était pas nécessairement silésien, mais plutôt rhénan, premièrement parce Henmannus s’en servit apparemment, deuxièmement parce que Hartmann était mieux connu vers 1300 dans cette raison qu’en Silésie. Si le recueil artésien remonte à une collection similaire réalisée au cours du XIVe siècle quelque part dans le Nord de la France, le recueil hypothétique postulé par Klapper peut avoir fourni l’histoire du Bon Pécheur et peut-être quelques autres récits supplémentaires. Cela signifierait qu’un texte allemand aurait pour la première fois inspiré un poète français, non directement, mais par l’intermédiaire du latin. Ce fut le cas en 1497 pour la première version française de la Nef des fous, issue de l’original allemand de Sébastien Brant par le biais de la Stultifera navis de Jacob Locher. Cette seconde hypothèse est alléchante dans la perspective du transfert littéraire entre la France et l’Allemagne qui ne serait plus un sens unique au Moyen Âge.
Les Gesta Romanorum qui datent du début du XIVe siècle pourraient également avoir servi de source directe à la Légende en prose de saint Grégoire si l’on prête à son auteur une bonne imagination. Les deux autres versions latines antérieures à 1399 n’entrent en revanche pas en ligne de compte, celle d’Arnold de Lübeck (L1), principalement à cause de l’éloignement géographique, et le Gregorius peccator (L3). Force est de constater que la brièveté des légendes et exempla constitue un frein à l’identification de leurs sources. Pour la Légende en prose de saint Grégoire, il convient de privilégier une dépendance directe de la Vie de saint Grégoire, à une date postérieure à la rédaction de la Légende dorée et plutôt vers la fin du XIVe siècle comme Murdoch le pense, mais cette dépendance franco-française reste concurrencée par la seconde hypothèse qui fait remonter la prose française à la nouvelle de Hartmann par l’intermédiaire d’un exemplum latin proche de ceux de Henmannus et du manuscrit de Wrocław.