L2 : De Albano
Présentation
Édition : Peter Andersen
Description succincte
- Témoins : 2 manuscrits
- Sigles : L2-1 et L2-2
- Longueur totale des témoins : 6 pages
- Témoin publié et transcrit : L2-1
- Longueur du témoin publié : 122 lignes et environ 752 mots
- Référence numérique : lignes de L2-1
- Auteur : anonyme
- Lieu : probablement Allemagne
- Date : 1250/1350
- Source : D1
Facsimilés
- L2-1 (1375/1400 ; Wrocław BU, I F 115, fol. 184vb-185vb)
- L2-2 (1440/1460 ; Copenhague, GKS 380 folio, fol. 22v-23v)
Le latin offre successivement la plus longue et la plus courte des 31 versions de la légende du Bon Pécheur. Après la prolixe versification du Gregorius de Hartmann par Arnold de Lübeck, la seconde version latine est un exemplum inséré dans un recueil de récits édifiants. Le témoin principal est un manuscrit de 208 feuillets appartenant à la Bibliothèque Universitaire de Wrocław depuis le début du XXe siècle et provenant du monastère dominicain de cette ville, Saint-Adalbert. Le manuscrit s’y trouvait déjà en 1485 selon une note de la première page. La graphie des gloses allemandes suggère que le manuscrit provient de la Silésie (Kohushölter 2006, p. 212-214). Il fut découvert à Wrocław par le philologue silésien Joseph Klapper et édité en 1914 dans son intégralité avec une traduction allemande.
Le manuscrit est un in-folio composé de deux parties distinctes. La première partie qui comporte 160 feuillets contient quatre textes : les Méditations sur la vie du Christ de Jean de Caulibus, un Franciscain aussi connu comme le Pseudo-Bonaventure (v. 1340), une Bible des Pauvres, cinq sermons sur le sacerdoce d’origine inconnue et la Diète du salut de Guillaume de Lanicia, un frère mineur également appelé le Pseudo-Bonaventure (v. 1310). La seconde partie est un recueil de 164 textes se divisant en deux groupes selon leur style et leur incipit. Le premier groupe se compose de 46 récits commençant généralement par le mot « Legitur », souvent suivi d’une référence à une source. Le sixième texte de ce premier groupe est une adaptation du Pauvre Henri de Hartmann. Le protagoniste qui guérit de la lèpre est un chevalier nommé « Albertus ». Les quelque 1500 vers de la nouvelle allemande sont ramenés à environ 370 mots seulement en latin (fol. 162vb-163rb). Selon Klapper, les 46 premiers récits pourraient provenir d’un recueil dominicain indépendant qu’il date du milieu du XIIIe siècle (1914a, p. 5).
Plus volumineux, le dernier groupe de la seconde partie du manuscrit contient 118 récits dont celui sur le Bon Pécheur en 79e position sur 164. D’après Klapper, ce second groupe était aussi originalement un recueil indépendant. Aucun événement datable ne va au-delà du milieu du XIIIe siècle, mais comme Klapper estime qu’il faut deux générations entre les événements évoqués et la naissance du récit écrit, il date ce recueil des environs de 1300. Cette vague datation est reprise par la plupart des spécialistes. Sylvia Kohushölter penche pour le début du XIVe siècle. Comme la réception de Hartmann se concentre dans le XIIIe siècle et diminue brusquement après 1300, il est prudent de ne pas envisager une date trop tardive et de retenir une fourchette très large, allant du milieu du XIIIe au milieu du XIVe siècle. Le terminus ante quem du récit est le manuscrit lui-même dont les filigranes datent de la décennie 1370-1380, souvent plus précisément de 1373. Kohushölter en conclut que le manuscrit fut réalisé dans le dernier quart du XIVe siècle.
Si les 164 récits étaient issus de deux recueils autonomes, comme Klapper le pensait, deux Dominicains différents se seraient inspirés de Hartmann indépendamment l’un de l’autre et auraient transformé le Pauvre Henri et le Gregorius en exemplum selon le même modèle, puis ces deux adaptations latines auraient été réunies fortuitement dans le même manuscrit près d’un siècle après leur composition. C’est peu probable, mais possible. Kohushölter adhère à la thèse de Klapper en raison de la différence intrinsèque entre les deux groupes du recueil silésien et considère l’existence d’un manuscrit antérieur avec les deux adaptations de Hartmann comme improbable (2006, p. 227).
L’origine de l’exemplum sur la guérison miraculeuse du chevalier Albertus ne fait aucun doute car seul Hartmann combine la légende de saint Sylvestre avec la problématique courtoise en remplaçant Constantin le Grand par un chevalier souabe issu de la même ville que lui-même, l’énigmatique localité Owe, « pré humide » en allemand. L’exemplum sur le double inceste pourrait théoriquement provenir de la Vie de saint Grégoire, mais outre les gloses, le recueil dominicain contient tant de références à l’Allemagne, notamment la région rhénane, que son origine allemande est indiscutable. Tout indique donc que la nouvelle de Hartmann est bien la source de ce récit. C’est la thèse formulée dès 1933 par Hendricus Sparnaay qui considérait comme vraisemblable que l’exemplum était issu directement de la nouvelle de Hartmann. Moins convaincu d’une telle dépendance, Ludwig Wolff envisagea la restitution du récit par l’auteur de l’exemplum d’après la mémoire sans source écrite (1959, p. xix). Il supposait donc que la légende du Bon Pécheur s’était transformée en récit oral. Otto Schwencke rejeta catégoriquement la thèse de Sparnaay (1967, p. 79-82) en signalant pour la première fois la forte parenté de l’exemplum avec le récit en bas-allemand inséré dans un incunable de Lübeck (D7). Il fut suivi dans ce rejet par Anthonij Van der Lee (1969, p. 47). Volker Mertens plaida pour la thèse de Sparnaay en admettant la possibilité d’une tradition parallèle (1978, p. 114 ; 1981). Il revint à Kohushölter d’avoir étayé cette thèse avec des arguments solides qui semblent faire consensus (2006, p. 227). Elle souligna que le recueil de Wrocław repose sur d’autres sources vernaculaires, notamment le Salaire du monde de Conrad de Würzburg (v. 1260).
Une différence entre l’adaptation latine du Pauvre Henri et celle du Gregorius de Hartmann est a priori le traitement réservé au nom du protagoniste. Alors que le chevalier lépreux est renommé Albertus dans le recueil silésien, le chevalier incestueux conserve son nom allemand, car il s’appelle aussi « Gregorius » dans l’exemplum. Il faut néanmoins noter qu’un second manuscrit conserve l’exemplum sur le chevalier lépreux et que le protagoniste s’y appelle « Henricus ». Ce manuscrit se trouve également à la Bibliothèque Universitaire de Wrocław (I F 118) et partage de nombreux autres exempla avec le recueil dominicain. Il est plus jeune et date du milieu du XVe siècle (Klapper 1914b, p. 7-9). L’existence d’un manuscrit antérieur au recueil dominicain où le chevalier lépreux se serait appelé « Henricus » d’après la nouvelle de Hartmann est donc très vraisemblable. Klapper attribue aux milieux cisterciens ce manuscrit hypothétique qui aurait contenu les exempla communs aux deux manuscrits conservés actuellement à Wrocław (ibid., p. 15). Il le date de la fin du XIIe siècle. Il est possible d’envisager une date bien postérieure. Ce manuscrit hypothétique aurait pu contenir le modèle direct du recueil dominicain, avec l’exemplum sur le Bon Pécheur.
Cet exemplum était initialement dépourvu de titre. Il commence par le mot « Rex », avec une initiale noire ajoutée sans doute bien après le reste du texte. Une main qui pourrait être celle qui réalisa l’index final, peut-être à la fin du XVe siècle, a écrit une note de trois lignes en haut de la page suivante . Elle comporte un titre, un résumé et un commentaire. L’auteur de cette note qui a pourtant bien lu le texte songe spontanément à la légende de saint Alban qui raconte un autre inceste, celui d’un père avec sa fille. Comme celle du Bon Pécheur, la légende de saint Alban semble née dans la seconde partie du XIIe siècle. L’auteur de la note appelle en tout cas l’exemplum « De Albano ». L’index confirme cette confusion, ici au nominatif « alban[us] » (fol. 206vb). Kohushölter corrige ce titre erroné en De Gregorio. Nous préférons le maintenir car c’est le seul attesté dans le manuscrit. La phrase qui le suit résume et commente le récit : « Soror concipit a fratre et parit et post contractavit matrimonium. Hystoria rara, sed graciosa » (Une sœur tomba enceinte de son frère, donna naissance, puis se maria. Une histoire exceptionnelle, mais pleine de grâce.) Le début de la note jusqu’à « parit » est repris dans l’index.
L’exemplum suit Hartmann d’assez près. Hormis Rome, aucun toponyme n’est cité. Le grand-père du Bon Pécheur est roi (« rex »), l’agresseur de la mère simplement un noble (« nobilis »). Au lieu de se rendre en Terre sainte pour faire pénitence, le père meurt sans explication. Sa mort entraîne l’agression de la mère, mais tout cela n’est évoqué qu’après le début de la scolarité de leur enfant. Deux épisodes sont donc retardés (no 8-9). C’est la seule permutation. Si l’exemplum simplifie partout à outrance selon l’usage de ce genre littéraire, il opère aussi quelques modifications qui ne sont pas dictées par le souci de brièveté. Après l’inceste, la mère ne sollicite pas l’aide du conseiller de son père, mais plus logiquement celle de sa propre servante. Les manœuvres pour dissimuler la grossesse ne sont pas mentionnées du tout. Plus tard, l’abbé ne confie pas l’enfant trouvé à l’un des pêcheurs, mais à une paysanne (« cuidam rustice »). Aucune de ces modifications ne suggère une autre source que la nouvelle de Hartmann.
Comme Schwencke l’a constaté, l’exemplum présente une similitude incontestable avec le récit d’un incunable de Lübeck. Il a cependant eu une réception plus directe qui a échappé à tous les commentateurs depuis 1935. Le récit est en effet conservé dans un second recueil d’exempla provenant sans doute aussi des milieux dominicains. Il s’agit d’un manuscrit du XVe siècle contenant 80 exempla d’origine diverse. Ils sont numérotés et classés selon l’ordre alphabétique de leur incipit. Celui sur Gregorius a le numéro « XXXJ » à cause de la lettre G par laquelle débute un ajout évoquant doublement la grâce en guise de préambule : « Gracia Dei quod Deus graciosus est penitentibus » (Par la grâce de Dieu puisque Dieu est miséricordieux avec les pénitents). Cet ajout rappelle la note du manuscrit de Wrocław. Le recueil a été réalisé par un certain Henmannus Bononiensis qui précise son nom au début et à la fin tout en dotant son travail d’un titre explicit : « Incipit Viaticum narracionum a Henmanno Bononiensi collectum » (fol. 1v) et « Explicit Viaticum narracionum a Henmanno Bononiensi collectum » (fol. 85v). L’auteur de ce Viatique de récits n’est pas connu autrement. Sa manière d’orthographier les noms et toponymes allemands et le fait que le moine cistercien Césaire de Heisterbach près de Bonn soit l’une de ses sources principales indiquent qu’il était originaire de la Rhénanie inférieure. C’est pourquoi Edward Schröder a proposé de l’appeler « Heinemann von Bonn » (1941, p. 418).
Les sources de la plupart des exempla ont été identifiées par Alfons Hilka qui est à ce jour le seul à avoir étudié le manuscrit de près. En 1935, il édita 38 des 80 exempla et résuma brièvement les autres. La source la plus jeune est la traduction latine de la nouvelle Griseldis par Pétrarque († 1374), le numéro 54 du recueil. Celui-ci n’est donc guère antérieur à la mort de ce poète italien. Henmannus adapte la nouvelle italienne très fidèlement, souvent littéralement (Langosch 1981, col. 654). Il réserve le même traitement à l’exemplum sur le Bon Pécheur dont la version silésienne est peut-être contemporaine de la version de Henmannus. Le manuscrit de Copenhague semble en effet être une copie et non l’original, car cinq des 80 exempla sont conservés dans un autre manuscrit de Copenhague et celui-ci semble parfois mieux conserver le texte (NKS 135c 8o). Comme tout indique que le recueil silésien remonte à une compilation bien plus ancienne, celui de Henmannus est vraisemblablement secondaire et représente une réécriture. Il signifie aussi un retour du récit de Hartmann sur les bords du Rhin.
Si Henmannus est originaire de la Rhénanie, le manuscrit qui conserve son recueil vit peut-être le jour plus au nord. Il provient de la bibliothèque du château de Gottorf érigé près de la ville de Schleswig et n’intégra la Bibliothèque Royale de Copenhague qu’à la fin du XVIIIe siècle. Il se trouvait déjà dans cette région au début du XVe siècle, car Hermann Korner s’en servit pour la Chronica novella qu’il réalisa à Lübeck entre 1415 et 1435. Henmannus composa donc son recueil aux alentours de 1400.
C’est précisément dans la ville de Hermann Korner qu’Arnold de Lübeck composa vers 1210 la première adaptation latine de la légende du Bon Pécheur, les Gesta Gregorii peccatoris. C’est encore à Lübeck que parut en 1488 la seule version allemande apparentée directement à l’exemplum silésien. Les possibles liens entre ces versions seront discutés dans les pages correspondantes de ce site. Le recueil de Henmannus revêt en tout cas une importance primordiale pour la compréhension de la réception de la légende du Bon Pécheur dans le Nord de l’Allemagne. Selon Hilka (H), il partage 11 exempla entre celui édité par Klapper (K) : H 8 = K 138, H 14 = K 120, H 30 = K 125, H 31 = K 79, H 33 = K 34, H 37 = K 28, H 38 = K 134, H 46 = K 150, H 61 = K 181, H 72 = K 118, H 75 = K 107.