F3 : La vie de saint Grégoire en alexandrins
Présentation
Édition : Peter Andersen
Description succincte
- Témoins : 1 manuscrit
- Sigles : F3
- Longueur totale des témoins : 18 pages
- Témoin publié et transcrit : F3
- Longueur du témoin publié : 573 vers et environ 4740 mots
- Référence numérique : vers de l’édition de Hendrik Bastiaan Sol (1977)
- Auteur : anonyme
- Lieu : France, peut-être la Wallonie
- Date : 1350/1450
- Source : F1
Facsimilés
- F3 (1470/1480 ; Paris BnF, Français 1707, fol. 8r-16v, en noir et blanc)
La légende du Bon Pécheur a également suscité une adaptation française en alexandrins. Elle est conservée dans un manuscrit unique de la fin du XVe siècle et a été éditée deux fois, en 1887 et en 1977. L’incipit du manuscrit annonce « la vie de Monseigneur saint Grégoire », l’explicit est plus succinct « la vie saint Gregoire ». Carl Fant, le premier éditeur, propose le titre général Légende de Saint Grégoire, le second, Hendrik Bastiaan Sol, évoque simplement « la légende de Grégoire en alexandrins » (1977, p. xxi). Nous proposons de l’appeler la Vie de saint Grégoire en alexandrins pour la distinguer de celle du XIIe siècle en octosyllabes. Hormis les deux éditeurs, personne ne s’est intéressé de près à cette version fort originale. Hendricus Sparnaay, un des rares savants à avoir entrepris une analyse de l’ensemble du corpus, avoue n’avoir pas réussi à se procurer la seule édition disponible à son époque (1933, p. 127).
Le manuscrit unique qui conserve ce texte est un in-folio de 63 feuillets ayant appartenu au bibliophile normand Louis-Émery Bigot (1626-1689), seigneur de Sommesnil et de Cleuville près de Dieppe. Il hérita une collection de plus de 6000 volumes et plus de 500 manuscrits de son père, Jean Bigot, et l’augmenta considérablement avec son frère Jean-Nicolas Bigot. Après leur mort, leur collection qui compta 16500 articles fut mise en vente à partir du 1er juillet 1706 à Paris sous le titre « Bibliotheca Bigotiana ». La plupart des livres et manuscrits furent acquis par le roi et se retrouvent donc aujourd’hui à la Bibliothèque nationale de France.
Les catalogues et les deux éditeurs datent simplement le manuscrit du XVe siècle alors que son contenu indique clairement qu’il date de la fin de ce siècle. La notice de 22 pages établie par l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes entre 1960 et 1990, très certainement avant 1977 puisque la seconde édition n’est pas référencée, reprend la même vague datation tout en précisant que le filigrane des 21 premiers feuillets, une tête de bœuf, était utilisé entre 1470 et 1474 à Namur et à Maastricht (Briquet 1907, IV, p. 723, no 14237). Le premier texte du manuscrit, copié juste avant la Vie de saint Grégoire en alexandrins, est une adaptation en environ 500 alexandrins de la vie de saint Servais, qui est vénéré à Maastricht. Il n’est pas datable mais ressemble formellement à l’adaptation en alexandrins de la légende du Bon Pécheur et pourrait fort bien provenir de la même plume. Ce texte encore inédit a été résumé et commenté par Joseph Morawski qui l’intitule le Miracle de saint Servais (1940, p. 506-508). Il est également strophique et se compose de 126 quatrains dont quelques-uns sont incomplets. Cette version diverge totalement des autres textes connus sur saint Servais et évoque un miracle qui se serait produit sur la tombe du saint à Maastricht. Elle raconte que la fille d’un bourgeois de Rome, sous l’inspiration du diable, couche successivement avec son père et son frère, tombe deux fois enceinte et tue chaque fois d’abord son enfant, puis le géniteur. Prise de remords de ce quadruple assassinat familial, la protagoniste se confesse sous un olivier qui pousse près de la tombe de saint Servais et obtient le pardon. Morawski considère que cette légende est « absurde » et « une fiction grossière » et note en même temps des similitudes avec la Vie de saint Grégoire en alexandrins. Il signale qu’un autre miracle en alexandrins monorimes commence par le même vers que notre texte, une Vie saint Basille « en 88 quatrains, fort médiocrement rimés » (ibid., p. 506). Morawski ne propose pas de date pour ces trois textes qui sont tous conservés dans des manuscrits uniques. Le troisième et dernier texte des 21 feuillets ayant la tête de bœuf en filigrane est une traduction française d’un texte en prose sur le « mauvais amour » écrit en 1444 par Æneas Sylvius. Ces trois textes ont donc une thématique commune.
Les deux derniers tiers du manuscrit ont en filigrane une licorne qui manque dans le catalogue de Briquet. Ce sont principalement des poèmes dont une ballade d’Eustache Descamps. C’est le dernier des 19 morceaux. Le 7e texte est chronique rimée allant jusqu’à Charles VI, donc jusqu’au début du XVe siècle. Trois textes se rapportent directement à l’exécution de Louis de Luxembourg le 19 décembre 1475, une description en prose de sa condamnation (no 8), une complainte prononcée par lui-même après sa mort (no 9) et son épitaphe (no 11). Un peu plus loin, un texte en prose mentionne la défaite de Charles le Téméraire à la Bataille de Nancy le 5 janvier 1477 (no 14). Le manuscrit semble achevé peu de temps après ces événements. Sa réalisation a néanmoins pu s’étaler dans le temps de sorte que la copie des trois premiers textes pourrait être antérieure à la mort de Louis de Luxembourg et Charles le Téméraire. Aucun texte du manuscrit ne paraît en tout cas antérieur à la seconde moitié du XIVe.
La Vie de saint Grégoire en alexandrins se compose de 145 quatrains monorimes et devait originalement avoir 580 vers. Il en manque sept, d’après le contexte les vers 19, 192, 211, 215, 216, 330, 453. Dans les grandes lignes, l’histoire suit la version en octosyllabes dont le volume est réduit à environ un tiers. La version en alexandrins ne fait pas qu’abréger et effectue aussi une permutation en retardant la mort du père et l’agression consécutive de la mère, épisodes narrés brièvement après le retour de Grégoire dans son pays natal. La modification majeure est sans doute l’explication de l’inceste qui est provoqué par une fausse rumeur. Le frère et la sœur sont si proches que la population soupçonne un inceste et se met à médire de leurs souverains, s’exposant ainsi à la damnation. Pour sauver l’âme de leurs sujets par un acte volontaire confirmant la rumeur et transformant le mensonge en vérité, le frère et la sœur se sacrifient en commettant l’inceste, mais une seule fois. L’un des grands moments de la version en alexandrins est le combat de Grégoire contre l’agresseur de sa mère. Celui-ci est un comte comme le grand-père de Grégoire. Le combat connaît une impressionnante amplification et l’adversaire a la vie sauve. La pénitence connaît une autre modification surprenante. Grégoire ne se fait enchaîner pas les pieds à un rocher, mais se laisse enfermer dans une grotte. Celle-ci se trouve sur île comme dans les autres versions.
La première édition fut réalisée en 1887 par le Suédois Carl Fant (1851-1915) dans le cadre de son doctorat à Uppsala. C’est une curieuse transcription diplomatique sans la moindre intervention éditoriale. Les quatrains ne sont pas mis en évidence par des interlignes et les abréviations du copiste sont maintenues avec des soulignements et des traits au-dessus des lettres que le lecteur est invité à déchiffrer lui-même. Fant constate que le texte est « strictement rimé » (p. 37) avec très peu de « rimes impropres » (ibid.). Son analyse des rimes l’amène à supposer que l’original ne vit pas le jour en Picardie ou le nord-est de la France (p. 38) mais dans « une des provinces du centre occidental […] dans le second quart du XIVe siècle » (p. 44). Il n’apporte toutefois aucun argument solide à l’appui de cette thèse. Dans un compte rendu accablant, Paul Meyer souligna les faiblesses de l’édition et conseilla au jeune éditeur de ne pas « se hasarder à faire des publications quand on a encore tant à apprendre » (1887, p. 174).
En 1977, le texte fut réédité dans un autre pays non francophone, à Amsterdam par le Néerlandais Hendrik Bastiaan Sol, un élève de Lein Geschiere, spécialiste de littérature française à l’Université Libre d’Amsterdam jusqu’en 1975. Sol collabora avec Geschiere jusqu’en 1983 et ne semble pas avoir poursuivi sa recherche au-delà de cette date. Son édition est plus classique, avec une division du texte en quatrains, une résolution des abréviations et des émendations en italiques, l’ajout d’une ponctuation moderne et des lignes blanches dans les six quatrains incomplets. Comme Fant, Sol releva les divergences avec la version en octosyllabes et arriva à une autre conclusion que son prédécesseur. Selon Fant, la version en alexandrins est issue d’une « tradition orale » (1887, p. 35), indépendamment de la version du XIIe siècle. Sol estime pour sa part que les deux poètes français se sont « inspirés de textes divergents » (1977, p. 375). Il ne précisa desquels. Son hypothèse présuppose non seulement une première version antérieure à la Vie de saint Grégoire, mais aussi une seconde version hypothétique du XIIe siècle puisqu’il considère que les poètes des deux textes attestés étaient des « contemporains (ou presque) » (ibid.).
Si la qualité des rimes et le recours aux alexandrins ne sont pas incompatibles avec une rédaction à la fin du XIIe siècle, le contenu du seul manuscrit qui conserve ce texte suggère fortement une date bien postérieure. À en juger d’après les autres morceaux réunis dans ce manuscrit, la Vie de saint Grégoire en alexandrins daterait plutôt du XVe siècle et n’est pas nécessairement très antérieure au filigrane datant d’environ 1470. Ce filigrane et la parenté frappante avec le Miracle de saint Servais tendent à situer la rédaction de l’original en Belgique. Même si la Vie de saint Grégoire en alexandrins peut facilement remonter au XIVe et à la rigueur même au XIIIe siècle, il n’y a aucune raison de penser qu’elle repose sur un autre texte que la version en octosyllabes. Si son auteur composa aussi le Miracle de saint Servais, il avait une imagination débordante et peut aisément avoir opéré les nombreuses modifications relevées par Fant et Sol. Brian Murdoch, le dernier spécialiste à s’être penché sur la Vie de saint Grégoire en alexandrins, abonde dans ce sens : « the poem clearly is a late and reduced version, and although there are marked differencies, there are also obvious echoes of the early poem [F1] » (2012, p. 47).