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8.

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Le 26, nous eûmes encore un spectacle magnifique : des poissons volants tournoyaient autour de notre navire ; ces poissons ont une longueur de 8 à 10 pouces[25] et possèdent deux larges nageoires ; aussi longtemps que celles-ci sont mouillées, ces poisons peuvent voler, mais dès qu’elles sont sèches ils retombent[26] ! La raison en est qu’une autre variété de poissons, nommés dorades ou truites dorées[27], qui atteignent 4 à 5 pieds de long, et qui sont d’un beau bleu ciel, en veulent à leur vie. À cause de ces poissons, les poissons volants fuient l’eau pour se protéger des dorades.

Den 26ten hatten wir wiedrum ein herliches Schauspiel mit den fliegenden Fische, welche Herden weiß wie die Vögel um unser Schiff herum flogen : diese Fische seyn in der Größe von 8 biß 10 Zoll lang Sie haben 2 breite Flußfedren und solang dieselbige naß seyn können sie fliehen, sobald sie aber trocken werden fallen sie nieder ! Die Ursache ist weil eine andre Art Fische ihnen nach dem Leben stehn mit Namens Dorates oder Gold-Forellen, welche in der Grösse biß 4, 5 Schuhe lang seyn, und die schönste himmelblaue Farbe haben. Wegen diesen Fischen thun sich die fliehende Fische aus dem Wasser flüchten um Sicherheit zu haben von den Dorates.

Le 6 juin, nous eûmes une tempête plus forte que jamais, et ce fut malheur sur malheur ; fût-il ainsi mis en péril, l’homme le plus athée en invoquerait Dieu pour qu’il le sauvât[28]. Mais dès que le temps fut revenu au beau, on entendit de nouveau pester et jurer dans tous les coins. Tel cherchait par ci ses habits, qu’il avait perdus pendant la tempête, tel autre les cherchait par là.

Den 6ten Juny bekamen wir einen Sturm so starck als noch einmal, so daß wiedrum Elend über Elend war daß wann man den aller gottlosesten Menschen in diese Gefahr setzen thäte müßte er doch zu Gott ruffen, daß er ihn solte erretten. Sobald aber wiedrum gut Wetter ware hörete man schon das Fluchen und Schwören wiedrum in allen Ecken. Einer suchte seine Kleider hie, der andre dort, welche sie durch den Sturm verlohren hatten.

Le 8, nous rencontrâmes de nouveau des poissons gros comme des monstres, nommés souffleurs[29], alcyons [30] et zonatorias[31], ce qui nous divertit tous. Le même jour nous rencontrâmes aussi quelques martins-pêcheurs gris. Le 9, nous dépassâmes les Îles Canaries[32] ; dans cette région nous vîmes beaucoup de grappes d’œufs de seiches. Que le peuple des marins soit mécréant n’a rien d’étonnant, moi-même j’ai été sujet à un manque de ferveur religieuse et au chagrin pendant la traversée.

Den 8ten traffen wir wiedrum ungeheure große Fische an mit Namens Souffleur, Alsion und Zonatoria welche uns alle Zeitvertreib machten. Den nemlichen Tag traffen wir auch einige graue Eis-Vögel an. Den 9ten passierten wir die Canarische Inslen, wir traffen in dieser Gegend viele Meer-Trauben an. Weil es bey der See-Nation gottlos hergeht ist sich nicht zu verwundern dann ich befande mich selbsten wärender See-Fahrt etwas gottloß und verdrießlich.

[réclame]

Eines

https://gallica.bnf.fr/iiif/ark:/12148/btv1b10110846m/f7/pct:0,0,50,100/,700/0/native.jpg

Strasbourg, Médiathèque André Malraux, ms f 15, p. 12.

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 Notes

25. Le pouce fait partie de ces unités de mesure anciennes calibrées sur le corps humain. Comme le pied, sa valeur varie d’une région à l’autre. On l’estime le plus souvent à 2,7 cm.
26. Cf. Anonyme, Poissons volants des Antilles, estampe, v. 1658. Extrait de Breton (Raymond) et Rochefort (Charles de), Histoire naturelle et morale des îles Antilles, enrichie de plusieurs belles figures de raretés les plus considérables qui y sont décrites, Rotterdam, A. Leers, 1658, p. 168 [reproduction en ligne - Gallica] [catalogue de la BNU].
27. Cf. Krüger et Henning (J. F.), Sparus Aurata, estampe coloriée, fin XVIIIe siècle, dans Bloch (Marcus Elieser), Ichtyologie ou histoire naturelle générale et particulière des poissons, Berlin, chez l’auteur, 1795-1797, pl. 266 [reproduction en ligne - Gallica].
28.  La foi en mer a fait l’objet d’une abondante littérature. Les Anglais, à la suite de Shakespeare, parlaient du Sea Change qui gagnait chaque émigrant dont les repères étaient changés. La traversée contribuait à créer une nouvelle identité. Flohr évoque un peu plus loin un inhabituel manque de ferveur religieuse durant la traversée, tout en remerciant Dieu de l’avoir mené sain et sauf en Amérique. Les marins, éloignés de la vie terrestre, se tournent vers des superstitions, guettent les présages qui annoncent le bon ou le mauvais déroulement de la traversée.
29. Le souffleur est un mammifère appartenant à l’ordre des cétacés, famille des delphinidés ; il est également appelé Grand dauphin. Son nom provient du fait qu’il expire, « souffle », l’eau et l’air absorbés par son évent. L’explorateur et marin hollandais Jacob Le Maire (1585-1610) le décrit dans ses Voyages : « Le Souffleur presque semblable à la Baleine, mais de beaucoup plus petit, jette l’eau comme elle, mais par un seul endroit, qui est au dessus du museau, au lieu qu’elle y en a deux ». Cf. Le Maire (Jacob), Les Voyages du sieur Le Maire aux isles Canaries, Cap-Verd, Sénégal, et Gambie, sous Monsieur Dancourt, directeur général de la Compagnie Roïale d’Affrique, Paris, chez Jacques Collombat, 1695, p. 110-111 ; Picquet (Charles), Grand Souffleur, Marsouin franc, taille-douce, v. 1801, dans Zorgdrager (Cornelis Gijsbertsz), Histoire des pêches et des établissements des Hollandois dans les mers du nord, trad. Bernard de Reste, grav. Picquet, vol. 1, Paris, Veuve Nyon, an IX [1801], pl. dép. n° VIII, en reg. p. 203 [reproduction en ligne - Gallica].
30. Contrairement à ce qu’écrit Flohr, l’alcyon ne peut être considéré comme faisant partie des « poissons gros comme des monstres ». Selon toute vraisemblance, notre voyageur s’est trompé dans sa transcription des noms d’animaux. Le nom d’alcyon désigne à la fois un oiseau mythique de l’Antiquité et un polype vivant sur les fonds rocheux des mers. Les légendes entourant l’oiseau alcyon remontent à l’Antiquité ; Platon, Aristote, Ovide et Julien de Samosate évoquent tous l’histoire d’Alcyone, métamorphosée en oiseau et errant sur les mers à la recherche de son mari Céyx, mort en mer. Dans son Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle (1791), Jacques Christophe Valmont de Bomare résume les différentes observations faites à propos de l’alcyon des Anciens : « cet oiseau, dit-on, est de la couleur & de la forme de l’hirondelle ; il a des membranes aux pattes, comme les canards : l’extrémité de ses ailes est d’un jaune-aurore. Les alcyons ne vont guère que par bandes, & ne paroissent ordinairement que pendant les tempêtes : ils suivent les vaisseaux, volent fort vite à un pied ou deux au-dessus de l’eau, & en se coupant les uns les autres ; quelquefois ils frisent l’eau, & ne vivent qu’à la mer. On assure que les Marins, sur-tout les Matelots, respectent si fort les alcyons, qu’ils n’osent en tuer ». L’alcyon est le plus souvent identifié comme un martin-pêcheur, mais Valmont de Bomare note qu’il est perçu également comme une hirondelle de mer ou un goémon. Des légendes, colportées par les marins, entourent cet oiseau : « Quelques marins assurent [...] que les alcyons traînent leur nid jusqu’au bord de la mer, & que lorsqu’il vient un vent de terre, ils lèvent une aile qui leur sert de voile, le vent porte le petit vaisseau au large, & ils voguent ainsi sur leurs nids au milieu des eaux ». Croiser en mer cet oiseau serait un signe de calme ; le Dictionnaire de l’Académie française (1765) ajoute que sont appelés « jours alcyoniens » les sept jours précédant et suivant le solstice d’hiver, pendant lesquels, selon la légende, l’alcyon fait son nid, ce qui a pour vertu de rendre la mer d’un calme absolu. Dans son Dictionnaire iconologique (1758), Honoré Lacombe de Prézel précise que l’alcyon est un symbole allégorique de paix et de tranquillité. Valmont de Bomare note que pour de nombreux auteurs, le nid de l’oiseau, composé de morceaux de chair de poisson ou de polype, ressemble au polype nommé alcyon. Le naturaliste définit le polype de manière vague : « corps ou substance qui se trouve dans les mers ».
31. Aucun poisson ou espèce vivant dans les espaces maritimes ne porte le nom de « zonatoria ». Flohr, dans son récit de voyage, semble rapporter des choses entendues sans pour autant vérifier l’exactitude de ses informations. Le mot « zonatoria » semble être l’agrégat du mot latin « zona », signifiant « ceinture » et de « toria », qui serait une transformation du terme « doria ». « Doria » n’existe pas dans la langue latine. Il s’agit, selon toute vraisemblance, d’une latinisation du mot « doré », conférant un aspect scientifique à l’appellation. Il n’existe pas de poisson nommé « ceinture dorée », mais la « ceinture d’argent » ou « ceinture argentée » existe bel et bien. La ceinture argentée est un poisson du genre du trichiure, autrement appelé « lepture ». Lacépède, dans son Histoire naturelle des poissons, écrit que : « leur corps très-allongé et très-comprimé ressemble à une lame d’épée, ou, si on le veut, à un ruban ; et voilà pourquoi le lepture, qui réunit à cette conformation la couleur et l’éclat de l’argent, a été nommé ceinture d’argent ou ceinture argentée » (Lacepède, Histoire naturelle des poissons, an VIII, p. 182). Cependant, le trichiure lepture est un poisson d’eau douce. Il en existe une sorte vivant dans les « mers de l’Inde » (ibid., p. 190), connue pour générer un courant électrique afin de se protéger, mais, « au lieu de présenter l’or et l’argent qui décorent [le lepture], il n’offre que des couleurs ternes ; il est brun et tacheté » (ibid., p. 190). En somme, le poisson qu’aurait aperçu Flohr pourrait être un équivalent visuel d’un trichiure lepture vivant en milieu maritime.
32. Les Îles Canaries sont un archipel atlantique situé à 150 km au large des côtes africaines, au sud du Maroc et à 1 000 km des cotes de l’Espagne, placé sous la souveraineté espagnole depuis le XVe siècle. Il est difficile de déterminer ce que Flohr entend quand il note pour « dépasser les Canaries », quoiqu’il en soit, ni Guillaume de Deux-Ponts, ni Claude Blanchard ne mentionnent les Îles Canaries dans leurs journaux respectifs, si ce n’est pour indiquer que « les grappes d’oeufs de seiches » dont parle Flohr et qui sont pour Blanchard (p. 21) « du goémon, raisin des tropiques, herbage qui se détache des rochers sous-marins ou des Îles Canaries, il a de petites graines en forme de grappes de raisins, la mer en est toute couverte ».