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ainsi qu’une forte chaleur. Aujourd’hui nous passâmes aussi pour la première fois la ligne solaire appelée Tropique du Cancer, c’est pourquoi la chaleur est si grande qu’elle en devient presque insupportable. Cette ligne du Tropique du Cancer est liée à un usage très particulier chez les marins[293] !Il consiste en ceci, que tous ceux qui franchissent pour la première fois cette ligne doivent être baptisés, c’est-à-dire entièrement aspergés d’eau de mer. etc.

nebst großer Hitze. Heute passierten wir auch zum erstenmal den Sonnen-Linien mit Namens Tropique du Cancere genanndt, dessentwegen ist die Hitze auch so groß daß sie fast unerträglich ist. Diese Linie Tropique du Cancere, hat auch bey den Schiffleuten eine absonderliche Verwandnuß ! So daß alles was zum erstenmal diesen Linien passieren thut getaufft muß werden, nemlich gantz mit Meer-Wasser bespritzt etc.

Le 14, cette cérémonie eut lieu sur notre navire. Après le repas de midi on entendit le cliquetis des chaînes agitées par le Lucifer, un démon, perché sur la hune du mât central. Aussitôt un grand baquet fut rempli d’eau pour le baptême.

Den 14ten wurden diese Ceromonien auf unsrem Schiffe gehalten. Sobald die Mittags-Mahlzeit vorbey ware, hatte man schon den Lutzifäger, oder Demon auf dem mittleren Mastkorbe mit Ketten hören roßlen. Gleich darauf wurde ein große Biette mit Wasser bereitet zum Taufen.

A 1 heure le Lucifer accompagné de son escorte descendit de la hune : il était entièrement vêtu de peaux de moutons, de sorte qu’on ne voyait ni pieds ni mains, sa figure était noire comme charbon et il portait deux affreuses cornes sur la tête.

Um 1 Uhr kame dieser Luzifäger mit seinem Geschwader vom Mast-Korbe herunter : Er ware gantz mit Schaaf-Häute umhängt, daß man keine Füße noch Hände sahe, das Gesicht kohlschwartz, mit 2 große abscheuliche Hörner auf dem Kopf.

Dans ses mains

Einen eissernen Hacken

[réclame]

in

https://gallica.bnf.fr/iiif/ark:/12148/btv1b10110846m/f112/pct:0,0,50,100/,700/0/native.jpg

Strasbourg, Médiathèque André Malraux, ms f 15, p. 222.

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 Notes

293. Cette cérémonie est connue sous le nom de baptême de mer ou passage de la ligne ou encore baptême du tropique. Elle est organisée chaque fois qu’un navire passe le tropique du Cancer mais aussi de l’équateur, ou de certains autres endroits symboliques comme le détroit de Gibraltar dans des périodes antérieures. Cette cérémonie est surtout célébrée au sein de la marine française même s’il existe différentes variantes nationales au XVIIIe siècle. Ces Line-crossing ceremonies existent toujours dans les marines américaines, australiennes, dans la Royal Navy, et dans la Marine nationale quoique sous une forme un peu différente. Le passage de la ligne et son baptême sont toujours célébrés. Toutefois, les cérémonies organisées laissent aussi place à des pratiques informelles, inspirées par une soi-disant tradition ancestrale, que les autorités de la marine et de la justice considèrent aujourd’hui comme un bizutage. C’est sans aucun doute une très vieille tradition, elle est attestée dans de nombreux mémoires de marins, tels Un Flibustier Français dans la mer des Antilles 1618-1620, éd. par Jean-Pierre Moreau, Paris, Sehgers, 1990. L’origine précise de ce rituel est inconnue même si l’on pense qu’il provient des marines portugaises et espagnoles à l’époque des grandes circumnavigations. Lorsque la zone des tropiques était considérée comme inhabitable, traverser la ligne était une façon d’entrer dans un nouveau monde, ce qui nécessitait un nouveau baptême. Bien que cette fête marine tourne autour du baptême, sacrement chrétien, les thèmes abordés sont tout sauf liés à l’Église, comme on le voit dans la description qu’en fait Flohr. Cependant, la scène décrite diffère quelque peu des autres descriptions de marins. Dans plusieurs définitions tirées d’encyclopédie ou de dictionnaires du XIXe siècle (Chéruel (Adolphe), Dictionnaire historique des institutions, mœurs et coutumes de la France, Paris 1899 ; L’univers, Histoire et Description de tout les peuples, Dictionnaire encyclopédique de la France, Tome 2, éd. par Firmin Le Bas, Paris, Didot Frères, 1840), la cérémonie proprement dite inclut la présence d’un « Monsieur Tropique », ou d’un personnage assimilable à Neptune, parfois accompagné d’Amphitrite et d’autre personnages de sa cour. Dans les deux cas, cette cérémonie implique le travestissement, le renversement de l’autorité à bord puisque c’est Neptune, ou Monsieur Tropique ou ici Lucifer qui ordonne le sacrement. L’ordonnateur en question étant généralement le matelot le plus expérimenté, c’est-à-dire celui qui a le plus souvent passé la ligne et pas le capitaine du navire ou un autre officier. Tous les membres à bord qui n’ont pas passé le tropique du Cancer sont donc obligatoirement baptisés, ce qui inclut aussi les officiers. Le baptême en lui-même est généralement réalisé en jetant de l’eau salée sur les baptisés. Parfois, certains équipages pratiquent le baptême en immergeant le baptisé directement dans la mer, tenu par une corde. Il s’agit d’un rite de passage théâtralisé, une expérience à catharsis pour marquer le passage d’une frontière imaginaire, entre le connu et l’inconnu. Par l’intermédiaire du charivari provoqué par le renversement de l’autorité à bord, l’universalité du sacrement du baptême et sa valeur initiatique, la cérémonie du passage de la ligne est un moment important pour un équipage et pour son moral. Cette cérémonie rompt en tout cas la monotonie d’un voyage très long. Jean-Baptiste-Antoine de Verger (1762-1851), sous-lieutenant dans le Régiment Royal-Deux-Ponts, à bord du Brave avec les compagnies de grenadiers et de chasseurs du régiment, évoque cette tradition maritime, « cérémonies ridicules » dans son journal. Voir Rice (Howard C.), Brown (Anne S. K.) (trad. & éd.), The American Campaigns of Rochambeau’s army, 1780, 1781, 1782, 1783, vol. I, Princeton/Providence, Princeton University Press/Brown University Press, 1972, p. 171. Louis-Alexandre Berthier, aide-de-camp de Rochambeau fait de même de façon bien plus inspirée (Ibid., p. 227 du même ouvrage). Voir aussi Lydenberg (Harry M.), Crossing the Line, Tales of the Ceremony during four centuries, New York Public Library Bulletin, vol. LIX-LXI, 1955-1957.