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Alors que nous nous approchions à présent de la ville de Philadelphia, nous rencontrâmes une foule d’habitants allemands[136] de la ville, des compatriotes, qui tenaient à nous voir, ayant entendu dire que le régiment de Deux-Ponts était là. Il est vrai qu’ils trouvèrent beaucoup de compatriotes dans nos rangs, et l’on peut dire que le tiers du régiment a retrouvé un compatriote, parmi lesquels beaucoup ont retrouvé un frère ou une sœur qu’ils n’avaient plus vus depuis des années, s’étant séparés dans leur jeunesse, où l’un d’eux est venu rejoindre ce nouveau pays-ci. De la même manière plus d’un soldat a retrouvé son père etc. Ces pères, qui avaient abandonné leurs enfants en Europe, voilà bien des années, s’étaient réfugiés dans ce pays parce qu’ils étaient ruinés.

Weilen wir nun jetzt gegen der Stadt Philadelpia kamen da begegneten uns schon eine Menge der Deutschen Einwohner aus der Stadt und Landsleute und bestanden bey uns zu suchen weilen sie ver-nommen hatten daß das Zweybrückische Regiment da seyn solte. Also fehlet es ihnen auch bey uns an Landsleute nicht dann man kan wohl sagen daß das dritte Theil vom Regiment alda Lands-leute angetroffen worunder auch sehr viele Brüder und Schwestern einander angetroffen haben die ein-ander schon in viele Jahre nicht mehr gesehen hatten welche sich in ihrer Jugend voneinander entfernet haben nach diesem neuen Lande zu gehen. Eben auch auf diese Art fande mancher Soldat auch seinen Vatter etc. Welche schon vor vielen Jahren in Europa ihre Kinder hinderlassen und sich nach diesem Lande geflüchtet weilen sie alles verpanqrotirt hatt.

Nous montâmes notre camp à un demi quart d’heure de la ville. En moins d’une demi-heure on vit une telle foule, que l’on eût dit, qu’une grosse foire annuelle se tenait devant le camp, et il y en avait même quantité dans les tentes, l’un étant avec son frère, l’autre avec sa sœur, le 3e avec des amis.

Wir schlugen alda eine halbe Vierthel-Stund von der Stadt unser Lager. Alda sahe man in Zeit einer ½ Stunde eine solche Menge Volcks daß man glaubte der al-lergröste Jahr-Marckt seye vor der Front des Lagers dabey auch noch alle Zelten voll einer hatte seinen Bruder da der ander seine Schwester der 3te seine Freunde etc.

Le 4 était jour de repos. L’affluence fut encore plus grande

Den 4ten hatten wir Rastag. Allwo daß Geläuffe noch

[réclame]

stärcker

https://gallica.bnf.fr/iiif/ark:/12148/btv1b10110846m/f32/pct:0,0,50,100/,700/0/native.jpg

Strasbourg, Médiathèque André Malraux, ms f 15, p. 62.

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 Notes

136. William Penn, le fondateur de la colonie, joue un rôle déterminant dans l’arrivée des Allemands, car il crée les conditions de l’immigration transatlantique des protestants. Les premiers Allemands à s’installer de manière permanente sont des réfugiés religieux du Palatinat qui arrivèrent à Germantown (une partie de Philadelphie) en 1683. William Penn, le missionnaire anglais de sensibilité quaker avait voyagé en Allemagne en 1671 et 1677, notamment en Rhénanie, et avait encouragé les Allemands à émigrer en Amérique. Cet appel intéresse Quakers, Mennonites, Dunkers et Piétistes, puisque seules les églises catholique, luthérienne et réformée étaient autorisées. Le gouvernement britannique, qui devait 16 000 £ à l’amiral Penn, le père de William Penn, se libère de cette créance en lui octroyant la terre de Pennsylvanie. Penn publie une brochure pour attirer migrants, elle est traduite en allemand, et retient l’attention des Piétistes de Francfort. Regroupés dans une « Compagnie de Francfort », ils achètent des milliers d’ares de terrain vierge, mais aucun des membres de cette compagnie n’émigre en personne en Amérique. Seul leur agent, Franz Daniel Pastorius, né près de Würzburg en 1651, juriste ayant fait ses études à Altdorf, Strasbourg et Iena, membre éminent du cercle piétiste à Francfort, émigre. Il arrive le 20 août 1683 en Pennsylvanie. Pastorius organise ensuite l’arrivée de 13 familles de Quakers et de Mennonites originaires de Krefeld et de Kriegsheim (près de Worms) 6 semaines plus tard, le 6 octobre 1683. L’arrivée de ces 33 personnes (un enfant était mort durant la traversée qui dura 75 jours, un autre était né) le 6 octobre 1683, est la date retenue pour marquer le début de l’histoire de l’émigration allemande en Amérique. L’événement est élevé au rang de mythe fondateur pour les Germano-Américains qui en font leur équivalent du  « Mayflower ». Ces nouveaux arrivants fondent une ville à 6 miles de Philadelphie qu’ils nomment « Deutschstadt », Germantown. En 1689, Germantown devient une ville à part entière, et Pastorius en est le maire. Des livres et des journaux y sont imprimés en allemand : Germantown est le centre de la vie sociale et culturelle des Allemands qui y transitent tous avant de s’installer dans des comtés ou des colonies voisines. Vers 1710, des Suisses mennonites y arrivent, suivis vers 1719-1720 par des Dunkers, dont la figure de proue est Johann Christopher Sauer, auteur d’un journal très populaire publié en allemand, Der Hoch Deutsche Pennsylvanische Geschichtsschreiber, publié à partir de 1739 et qui prit plus tard le nom de Germantauner Zeitung. Sauer publie également une Bible allemande, premier ouvrage publié en langue européenne (vers 1750, 200 publications différentes en allemand). Même si les divisions religieuses se multiplient, conduisant l’un des Dunkers, Conrad Beissel, à structurer la société des Baptistes du 7e Jour et à fonder le cloître d’Ephrata, la majorité de la population restait réformée ou luthérienne. Le chef des Luthériens est Heinrich Melchior Mühlenberg, qui a étudié à Göttingen, et a fait bâtir l’église de Sion, la plus grande église de Philadelphie consacrée en 1769 et où les funérailles de George Washington se sont déroulées en 1799. En 1728, les Palatins de New York migrent vers le district de Tulpehocken, et s’installent aussi en Pennsylvanie à l’intérieur des terres. Les Allemands sont plus de 50 000 en 1750, car entre 1749 et 1754, une grande vague de migration allemande atteint Philadelphie : 37 000 Allemands y parviennent, en moyenne 6 000 à chaque automne, dans une ville qui en 1756 est estimée au mieux à 17 000 habitants. La vie culturelle germanophone bat son plein à Philadelphie : 5 journaux en allemand sont publiés avec succès avant la Révolution, et un autre imprimeur, Henry Miller, se targue d’être le premier à avoir imprimé la Déclaration d’indépendance en typographie allemande le 5 juillet 1776. Toutes les sensibilités protestantes mettent en place des écoles, comme le séminaire de Bethlehem, fondé en 1749 par les Frères moraves. L’académie de Germantown est fondée en 1761 par les luthériens et réformés. En 1790, on estime que le tiers de la population de Pennsylvanie, soit 141 000 individus, est de descendance allemande. Les remarques de Flohr sur le nombre d’Allemands et de germanophones rencontrés dans cette colonie ne sont donc guère surprenantes.